La balance
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La balance

Nouvelles 2000


J
  La balance
'suis pas une balance... J'ai pas dit son nom. Surtout à ce...
10/06/2000
J
  Ma maman
'ai offert un dessin à ma maman. Y avait des fleurs de toutes les couleurs et un gros...
10/06/2000
E
  Marée noire
lles sont là, tout près. Tout à l'heure, j'ai plaqué mon oreille contre la porte et je les ai...
10/06/2000
Prix 2000 de la nouvelle - prix littéraire « Gaston Welter » 2000

J'suis pas une balance... J'ai pas dit son nom. Surtout à ce flic. Pourtant, j'ai jamais eu aussi mal de ma vie. La chevalière en pleine figure. J'ai tellement crié que le prof en a eu peur. Il a cru que je bluffais quand je me roulais par terre en hurlant... Il m'a relevé et il a vu ma figure en sang. Ça giclait de ma bouche. Et puis, il a aperçu mes trois dents sur le sol. Trois dents de pétées ! Et la douleur... J'ai continué à pleurer et à crier pendant une demi-heure. L'infirmière, le prof, les copains ne pouvaient pas m'empêcher. L'autre, celui qui m'a cogné, en tremblait. Je sais, ce n'est pas de sa faute. Je lui ai foncé dans le dos, par derrière, pour passer devant lui dans le couloir du collège. Il s'est retourné et m'a donné une baffe. Le problème, c'est la chevalière. Il m'a quand même cassé trois dents...

Quand ma mère est arrivée, j'ai vu la tête du prof. Il avait beau être poli et très embêté, je savais ce qu'il pensait en la regardant. Ma mère est pas belle, je sais. Petite, grosse, les cheveux mal peignés. Et ses fringues du Secours Populaire. Elle lui a parlé de mon père. Lui, mon père, il fait un complexe justement parce que, dans son enfance, on lui a pas soigné les dents. Maintenant à quarante ans, elles commencent à tomber. Il ose plus parler parce qu'on voit les trous. Ma mère pleure. Maintenant, je suis comme lui. Je vais vivre les mêmes souffrances. Et je n'ai que onze ans. En plus, pas de mutuelle pour le dentiste...

J'ai pas dit qui m'avait cogné. Il était à côté de moi. Mais les adultes pensaient qu'il était mon copain et pas mon bourreau... Au flic, j'ai rien dit. J'suis pas une balance.

En plus, ce flic, j'le connais. Un jour, en classe, on a eu une séance contre le racket. On nous a projeté un film tourné dans un collège de Saint-Denis. Un petit arabe se fait rançonner par un autre arabe. Et ses copains arabes l'aident à s'en sortir. En dénonçant le caïd aux profs. J'suis pas une balance... Tous ceux de la classe trouvaient le film très bien. Ils étaient rassurés. Ils sauraient quoi faire quand on leur mettrait un couteau sur la gorge. Ils iraient le dire aux profs... Moi, j'ai été le seul à dire non ! Alors, le flic s'est approché de moi. J'étais assis, lui debout. Il mesure au moins un mètre quatre-vingts. Il a posé ses deux poings sur ma table. Son flingue était juste sous mes yeux. Il m'a dit :
- je suis plus grand et plus fort que toi, non ? Si je te rackette, tu voudrais pas que les autres me dénoncent pour te protéger ?
- Non, je voudrais pas. J'suis pas une balance...

Il n'a rien dit. Il s'est reculé et a demandé aux autres s'ils avaient des questions...

Je sais que je suis pas comme les autres. A la rentrée de septembre, le prof m'a regardé étonné. J'ai le crâne rasé, entièrement. Et puis, j'étais en short. Le seul de la classe.
Quand il a commencé à faire froid, je suis resté en short. Le froid, j'aime ça. C'est dur. Depuis l'histoire des dents, il sait que je suis un cas. Je lui fais peur.

Moi, j'ai pas peur Qu'est-ce qui peut m'arriver ? Vous avez vu ma mère, je vous ai dit comment elle est. Elle ne s'en sort pas. De quoi ? De tout. Elle n'a pas de travail. Jamais. Il y a deux mois, elle m'a laissé chez ma grand-mère. Elle est partie chercher un boulot en province. Elle est revenue en chialant tout le temps, sans dire pourquoi. Mon père aussi chiale. Il vit plus avec nous depuis longtemps. Il habite à Nantes. Quand je lui téléphone, une fois par mois, il chiale parce que sa deuxième femme l'a quitté. Il picole trop. J'lui raccroche au nez. La dernière fois que je suis allé le voir, il avait déménagé. Il créchait dans le garage d'une entreprise de mécanique. Il y a un grand portail vert rouillé à l'entrée. Il s'est fait une piaule dans un coin du dépôt aux pièces détachées de camion. Quand je suis arrivé, mon père roupillait. Il était vautré sur un matelas percé. Il ronflait comme un boeing. Son trou était cradingue. Ce que j'ai vu le plus, c'étaient les bouteilles. Toutes vides. Du vin, du ricard, du whisky, de la bière. Et puis, toutes les saletés de bouffe. Partout, des croûtes de pain, des boites de cassoulet ouvertes qui avaient coulé sur la table. Des assiettes sales balancées par terre. Des épluchures de fruits sur le sol, la table, les fenêtres. Ça puait, nom de dieu. Ses fringues sales, déchirées sur les chaises, sur la télé, sur le carrelage, sous le lit. J'ai regardé la gueule de mon père endormi. La bave aux lèvres, les yeux gonflés. Dans les bras, un litron de rouge qui dégorgeait sur sa chemise crasseuse. Fumier ! Pauvre fumier ! Poivrot ! Déchet ! Je savais pas quoi faire. Voilà ce que je serai plus tard. Il aurait fallu que je nous tue. Alors j'ai pissé partout. Il s'en est sûrement pas rendu compte...

Tu parles que, ça, je l'dirai à personne. J'suis pas une balance. Depuis que je vais à l'école, on me montre à des psy. Connasses. Toutes des bonnes femmes. Grosses et laides.
En plus, elles sont divorcées. Bien fait. C'est des mal-baisées. Leurs gosses vont aussi mal que moi. Ils aiment pas plus leur père que moi. Bien fait...

Dans la cour de récré, quand j'ai cogné le Jean-Marie, j'me suis bien amusé à le voir chialer l'intello. Le beau blond, avec sa coupe bol. Il parle que d'informatique. Avec son père, il fait des programmes d'exercices que le prof installe sur les ordinateurs et qu'on doit faire ensuite. C'était bon de le voir chialer... Mais, lui, il m'a balancé. Minable ! Le prof m'a fait la morale. On a fait un contrat. Il l'a lu au conseil de classe, satisfait. Il avait fait ce qu'il devait. Minable ! J'aimerais bien pisser sur eux tous, comme sur mon père.

Heureusement, au monde, il y a Marion. Depuis la maternelle, je suis dans sa classe. Je l'aime depuis l'âge de six ans. Elle est trop belle. En plus, maintenant, ses seins commencent à pousser... Elle me veut pas. J'm'en fous. Je téléphone chez elle. Quand c'est sa mère qui répond, j'me dégonfle pas : je lui demande Marion, ma fiancée. Quand je les vois, toutes les deux, dans la rue, du plus loin que je peux, je les interpelle. Je crie. Je t'aime Marion. Tout le monde me regarde ; moi je souris. Ça leur fait peur. Sa mère rentre vite dans la voiture. Je crie encore. Je l'aime Marion. Prends-moi. Sauve-moi... Non, t'es trop conne. Ta mère le dit que t'es une fleur bleue. Pourtant, le jour où je t'ai coincée dans les chiottes du collège, tu t'es pas défendue. En plus, là, tu m'as pas balancé. Je me fous de tout

Le jour où j'ai dit à Vania qu'elle était métisse, ça a encore fait une embrouille pas possible. Ils aiment ça, les merdeux d'adultes. J'étais raciste, maintenant en plus du reste... La gamine a pleuré pendant deux jours. Sa mère a fait une lettre au principal. Commission de discipline. Faut pas dire des choses comme ça. Tout le monde est blanc. Tout le monde est Droits de l'Homme. Tout le monde est respectable, surtout les autres. Ils ont passé leur main sur mon front rasé comme sur la bosse d'un bossu. Deux jours d'exclusion. Deux jours à pisser sur le monde.

Quand j'ai pointé la petite Gwenaelle à Continent, ils m'ont encore fait chier. Juste pour cinquante balles. Juste pour la jouissance de faire peur à une mouflette. Encore une blonde. Je déteste les blonds. Ils sont mes ennemis. Moi, je veux pas de cheveux. Je serais blond comme eux. J'ai rasé ma tête et mon coeur. Mon beau-père a été convoqué chez les keufs pour les cinquante balles. Quand il est revenu, j'ai dégusté : j'me demande si c'est les flics qui lui avaient expliqué d'autres coups, qui font bien mal En tout cas, pour une fois que j'apprenais quelque chose de lui, j'allais pas lui en vouloir... Le lendemain ça m'a fait marrer de tous les voir, les profs et les copains, m'entourer pour regarder les traces de gnons sur mon cuir chevelu et sur ma gueule blanche. Sur ma peau de blond et mon crâne de bonze, les marques rouges, bleues et noires, ça fait encore plus peur. Quand mon beau-père me cogne pas, j'prends sa ceinture et je me fais les marques moi-même.

Quand les flics m'ont ramassé au bord du canal, la vieille était morte. J'ai tout raconté. J'me suis balancé moi-même. Elle se baladait avec sa crevure de chien nain. Je hais les roquets, les petits, les minables. J'suis trop comme ça. Je suis le roquet de mon père, le roquet du monde. J'suis arrivé en fonçant dans le dos de la mémé. Elle est tombée direct dans la flotte. J'me suis marré à la voir paniquer, les bras en l'air, les yeux exorbités. Ça a pas duré assez longtemps. J'ai quand même eu le temps de lui pisser dessus... C'est ce que je leur ai raconté. Les flics m'ont même pas tabassé. Ils sont formés maintenant aux Droits de l'Homme. Mes potes ont foutu le feu à quelques bagnoles, arraché des boîtes aux lettres. Mais pas grand-chose. On n'est pas dans un quartier assez chaud. Minables !

La juge pour enfants, j'l'ai fait bafouiller rien qu'à la regarder tout le temps dans les yeux. La seule chose que je lui ai dite, c'est un bras d'honneur à la balance au-dessus de son bureau... La prison, je m'en fous pour l'instant. J'suis tout seul et c'est propre. Marion est avec moi, dans mon coeur. Je repense tout le temps à la prison de mon père. Dans son garage, il y avait pas de barreaux mais il roupillait comme un mort. Moi, je suis vivant. Je crèverai pas, pour continuer à pisser sur eux.

L'autre connard est venu me voir un jour au parloir. Il est éducateur et il a eu le droit. Il est vraiment dans la merde. Il est mort de trouille, ce camé de première. Il voulait savoir pourquoi je l'avais pas dénoncé. Il a rien compris. J'dirai pas que c'est lui qui a poussé la vieille. J'dirai pas que c'est lui qui a piqué son porte-monnaie pour s'acheter une dose.
J'suis pas une balance.
Didier Delattre © le Soleil se lève à l'Est - 10/06/2000 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum