Lettre ouverte
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Lettre ouverte

A L'ATTENTION DE Madame Emma BONINO, Membre de la Commission de l'Union européenne ayant dans ses attributions la protection du consommateur, Monsieur Karel VAN MIERT, Membre de la Commission de l'Union européenne ayant dans ses attributions la libre concurrence.

Objet: ambiguïté évidente de la dénomination "win" pour Wallonie Intranet

Madame,
Monsieur,

Dans l'urgence, et car je ne vois guère de possibilité au stade actuel de déposer plainte contre qui que ce soit au sujet de ce qui me préoccupe ici, je prends la liberté de vous adresser cette lettre ouverte.
Peut-être suis-je également quelque part le porte parole de bien d'autres qui ont laissé tomber les bras devant un phénomène qu'ils considèrent comme inexorable: j'entends par là, la démission de nos nations aux institutions démocratiques devant la montée en puissance de groupes multinationaux aux ambitions parfois bien éloignées, semble-t-il du simple profit économique.

"demain, on sera tous win"

Tel est le titre du feuillet publicitaire diffusé dans les ménages de Wallonie en même temps que les journaux en cette semaine du 20 mai 1998.

Pour la majorité des utilisateurs d'ordinateurs, "win" est beaucoup plus qu'une simple évocation du produit commercial "Windows", de Microsoft.
Ces trois lettres se retrouvent partout dans le produit, par exemple dans les appellations des différentes composantes de ce système d'exploitation. Au cours d'une journée de travail, ces lettres se trouvent un nombre de fois important devant les yeux de l'utilisateur. On peut dire qu'elles martèlent son mental d'une manière pas uniquement subliminale !
En anglais, to win veut dire gagner, d'où le coup de génie de marketing de Microsoft d'associer ces trois lettres à son produit.

Les promoteurs wallons du win associent eux aussi plus ou moins directement "win" et "gagner" (toutefois sans une allusion constamment évidente à sa signification en anglais alors que les utilisateurs wallons sont loin de comprendre tous cette langue); en voici quelques exemples:

  • le sport est à l'honneur sur le premier feuillet d'infos diffusé dans le public (voir plus haut), avec la présence à l'avant plan du gamin au ballon de foot.
  • lors de la désignation retransmise à la télévision de l'opérateur du réseau, l'un des ministres n'a-t-il pas prononcé de manière sibylline la formule consacrée de la remise des oscars "and the winner is ..."?
  • sur la page 4 du feuillet, consacrée à l'administration, les mots "gagne" et "win" sont associés visuellement à un endroit fort judicieusement placé pour attirer le regard de certains ! (Là, on est en plein subliminal, d'ailleurs très présent dans ce document. Cependant, étant proche des milieux du graphisme, je sais très bien que les graphistes expérimentés peuvent pratiquer ce genre de manipulation de manière quasi instinctive.)


Or, les principales questions sont bien là.

La relation entre l'utilisation des trois lettres "win" par la Région wallonne et le produit commercial "Windows" de Microsoft est-elle purement fortuite? (Dans la négative, serait-elle pleinement licite: dans le langage courant le mot "Windows" n'a pas encore atteint le même statut que le mot "bic"; ce dernier évoque avant tout et depuis longtemps un type d'objet, et non plus un produit commercial).
Ou bien la Région wallonne désire-t-elle profiter indirectement du succès de "Windows" pour assurer celui de son produit (le cas échéant avec l'accord tacite de Microsoft, bien que celui-ci ne soit apparemment pas directement partie prenante dans le groupe d'opérateurs désignés)? Cette attitude de la Région me semblerait au moins dangereusement naïve vis à vis des firmes et indélicate vis à vis du citoyen. Il s'agirait ni plus ni moins d'une manipulation de celui-ci entraînant un étouffement supplémentaire de son libre arbitre. Imaginons en effet deux cas de figures:

  • celui du nouvel acquéreur d'un ordinateur qui se dirait que forcément, pour aller surfer sur le "win", il serait normal qu'il ait une machine équipée de "Windows";
  • celui de l'utilisateur moyen de "Windows", qui se dirait que pour surfer, il vaut mieux choisir le "win" parce que ça doit être ce qu'il y a de plus compatible avec "Windows". Dans ce dernier cas, les performances probablement supérieures de l'infrastructure "win" (qui ne sont pas dues à l'utilisation de "Windows" mais à l'utilisation des fibres optiques) pourraient ajouter à la confusion.


Par ailleurs, pour quelle raison "Windows", si bien assis en Région wallonne (comme ailleurs) aurait-il besoin qu'on continue à y marteler les trois premières lettres de son nom? Ce procédé utilisé en communication relevant du conditionnement, qui tirerait avantage de ce conditionnement? Je l'ignore. Mais surtout, qui risquerait d'en subir un préjudice grave? À mon avis, non seulement le citoyen qui verrait bridées ses libertés de choix et de pensée, ...mais aussi l'image démocratique de notre institution régionale s'il s'avérait qu'elle collabore plus ou moins consciemment à ce matraquage!

Je suis moi-même utilisateur de Windows, produit autour duquel je ne cherche pas à polémiquer ici. Cependant, comme botaniste amateur expérimenté, je sais ce que la diversité peut apporter de fascinant et de positif. Une uniformisation croissante et irréfléchie des systèmes pourrait se révéler néfaste pour la créativité ou même lourde pour le fonctionnement des entreprises, et dangereusement fragilisante pour les démocraties.
Je ne conteste ni l'utilité d'un intranet wallon, ni les institutions de notre région et de l'Etat fédéral belge. Je n'ai personnellement ni attaches politiques, ni animosité particulière envers les milieux politiques.

Simplement, par respect pour l'autre et pour la notion même de différence, et afin de rester toujours disponible pour le dialogue, mon option est de refuser de m'identifier à un groupe quel qu'il soit au point de me fondre dans une manière de penser stéréotypée.
Or il est beaucoup question d'"identité", en Wallonie ces derniers temps (en témoigne la commission chargée de ce sujet et qui vient de se prononcer sur le choix de la musique de l'hymne officiel de notre région). Les slogans "demain, on sera tous win", ou encore "win un choix de société qui nous concerne tous" (ou encore sur la même dernière page, le plus discret "Identifiez-vous..." aux multiples sens possibles) ne sont-ils pas d'ailleurs des slogans identitaires?

De nos jours, dans l'économie, le sport et bien d'autres activités, "gagner" (ou "to win" en anglais, ou "winnen" en néerlandais) signifie de plus en plus souvent "tuer" (au moins symboliquement) l'autre, plutôt que se dépasser soi-même. Les moyens les plus troubles et les plus ambigus sont dès lors bien trop utilisés pour arriver à cette fin.
De moins en moins d'efforts sont faits au niveau éducatif pour expliquer ce que gagner veut dire ou pour développer une éthique autour du "dynamisme" ou de la "compétition".

À ce rythme là, si on continue à vouloir tous "winner", on risque bien de foncer tout droit dans le "wall" (le mur, en anglais.) M'enfin, Wallons nous ?

Oui, demain j'utiliserai peut-être bien certains services de l'intranet wallon, mais NON, je ne serai jamais win !!!

En vous remerciant d'avoir bien voulu me lire, je vous prie d'agréer, Madame, Monsieur, l'expression de ma plus haute considération.

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Ivan Louette
1, Babaures
1325 Chaumont-Gistoux
Belgique

Ivan Louette © le Soleil se lève à l'Est - 30/05/1998 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum