Sans état d’âme
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Sans état d’âme

Nouvelles 2003


S
  Le propre de l’homme
a première crise les affola. Ils étaient tous les trois, lui, Maman et Papa, achevant le repas du soir. Une miette s'était logée sous la moustache de Papa, tandis que celui-ci parlait, la miette sautait d'un poil à l'autre comme une fourmi pompette...
14/12/2003
L
  Sans état d’âme
a clé hésita un peu dans la serrure avant de faire jouer le pêne. Il la fit pivoter lentement afin de ne pas faire de bruit. Personne ne se cachait derrière la porte mais les étages supérieurs de l'immeuble étaient habités et il se méfiait des gâches qui, en se libérant, accouchent d'un affreux claquement prêt à rebondir entre les murs resserrés des couloirs déserts...
14/12/2003
C
  Un pied près de mon coeur
'est toujours ce bruit-là qui me réveille. Bien avant les annonces dans les haut-parleurs, bien avant le tremblement des métros juste en dessous, avant même les sifflements des balayeurs, avant les voix, avant que Max ne bouge...
14/12/2003
L
a clé hésita un peu dans la serrure avant de faire jouer le pêne. Il la fit pivoter lentement afin de ne pas faire de bruit. Personne ne se cachait derrière la porte mais les étages supérieurs de l'immeuble étaient habités et il se méfiait des gâches qui, en se libérant, accouchent d'un affreux claquement prêt à rebondir entre les murs resserrés des couloirs déserts.
Il poussa la porte d'un geste ferme de l'épaule. Belle invention que ces clés-serrures qui laissent désemparés les voleurs médiocres devant l'absence de poignée. Le battant pivota sur ses gonds. Aucun grincement. Il se pencha pour attraper son sac fourre-tout et pénétra dans les locaux faiblement éclairés par le halo des lampadaires de la rue qui s'immisçait entre les lamelles entrouvertes des stores vénitiens.

Avant de refermer la porte, il prit ses gants, précautionneusement pliés dans une des poches extérieures du sac et les enfila, prenant un soin maniaque à bien positionner ses doigts à l'intérieur. La parfaite qualité de son travail en dépendait. Lorsqu'il jugea idéale la protection de ses mains, il referma la porte en laissant lentement remonter la poignée. Toujours par souci de discrétion.
Il balaya alors la pièce du regard. Projeta son oeil jusqu'au second bureau situé dans l'exact prolongement de celui où il se trouvait. Parfait ! Tout cela ne s'annonçait pas si mal.
Un écran d'ordinateur, que l'on avait négligé d'éteindre, égayait la pièce d'une tache de lumière colorée. La photo d'un bambin s'y inscrivait en fond d'écran.
"Six mois, pas plus! Songea-t-il. À peine plus grand que le mien".

Il s'était rendu jusqu'à sa chambre avant de quitter la petite villa qu'ils avaient pu enfin s'offrir, sa femme et lui. Il n'avait pas pu résister à l'envie de jeter un oeil attendri à la toute petite chose endormie. C'est pour lui qu'il avait accepté ce travail, pour qu'il ne manque de rien dans la vie.
Que jamais il ne connaisse les années douloureuses que lui avait vécues dans sa prime enfance à chaque fois que son père s'était retrouvé au chômage pour n'avoir pas su fermer sa grande gueule. Cet abruti - paix à l'âme imbibée de cet alcoolique - avait toujours préféré faire passer sa susceptibilité avant l'estomac de ses gamins.
C'est beau la fierté. Mais très pauvre en calories !

Il s'était juré que son tout-petit n'aurait pas à souffrir d'égarements de la sorte. Qu'importe ce qu'il faudrait endurer pourvu qu'à la fin du mois les traites soient réglées et que personne n'ait eu à se plaindre de la faim. Seule et unique raison pour laquelle il avait accepté ce type de mission. Pas par conviction. Mais sans état d'âme.
Un travail dont on ne se vante pas. Sans perspective d'évolution. Un travail où il fallait faire preuve de rigueur, de soin, de minutie et parfois d'à-propos. Toutes les qualités dont il était nanti.
Un sale boulot peut-être mais dont il se forçait à apprécier certains aspects. Les heures de vacance au coeur de journée entre autres. Elles lui permettaient de mieux profiter de son fils.
Il s'approcha de la grande baie vitrée et tourna la tringle des stores pour amener l'ouverture des lamelles à son maximum. La lumière du dehors bondit dans la pièce, révéla le parfait état des lieux. Il sourit, satisfait. Un oeil à la pendule surplombant la porte d'entrée lui confirma qu'il disposait d'une bonne heure devant lui.

Il revint jusqu'à son sac. Belle trouvaille ça aussi. Personne ne se serait douté en le croisant dans la rue de ce qu'il venait faire en ces lieux pas plus que quelqu'un ne saurait l'imaginer lorsqu'il en repartirait. Sauf, pensa-t-il en souriant, s'il venait à croiser un collègue. Mais il y avait peu de chance que cela arrivât ! Ils n'étaient pas si nombreux à oser affronter la nuit des cités farouches.
D'un geste sûr et précis, il fit jouer la fermeture éclair puis écarta les deux bords du sac. Dépourvu du moindre scrupule, il sortit la bombe et la déposa, sans précaution particulière, sur le bureau face à lui avant de s'octroyer un petit répit. Il n'y avait pas urgence. Il suffisait qu'il ait disparu avant que la ville ne s'éveille.
Pour autant, il était conscient que le temps perdu ne se regagne qu'en négligeant certains détails. Détails qui peuvent revêtir tant d'importance que le pourvoyeur en contrats a tôt fait de confier le job à un autre si vous manquez de rigueur.
Il prit ensuite le tube télescopique qui se trouvait au fond du sac et le déploya d'un geste habile et sec, il piocha la douille idoine, vérifia l'état du pas de vis avant de l'ajuster avec un soin appliqué sur l'embout. Il fixa ensuite ce qu'il surnommait familièrement sa nettoyeuse. Une façon comme une autre de dédramatiser le côté noir de sa tâche.
Il contempla l'assemblage, le jugea prêt à l'usage avec un mélange de dégoût et de plaisir. Suivant les contrats, il ressentait avec plus d'acuité l'un ou l'autre de ces sentiments. Cela dépendait de tant de choses.

Plus par précaution que par nécessité, il pêcha dans l'une des poches de côté du sac une petite burette d'huile et versa deux gouttes dans la gâchette de l'instrument. Il fit fonctionner l'ensemble à vide et sourit, rasséréné. Aucune raison spéciale de redouter un problème. Il n'avait jamais connu de pépins de ce côté-là. Mais il préférait se méfier.
Il appuya l'ensemble contre le mur, guetta un court instant son parfait équilibre.
Il glissa alors en silence jusqu'à la large baie vitrée. Ses pieds paraissaient caresser le sol. Il avait appris à se déplacer de cette manière aérienne et feutrée afin de ne laisser aucune trace tangible de son passage. Le groupe qui l'employait appréciait tout particulièrement cette qualité chez lui.
Écartant des doigts les lamelles du store, il jeta un regard circulaire à la cité qui se dressait face au bâtiment dans lequel il se trouvait.
Un immeuble, fort d'une quinzaine d'étages, se teignait d'un halo orange alternativement puissant et furtif. Le gyrophare responsable de cette illumination matinale disparut à l'angle de la rue dans le ferraillement du camion-poubelle. La cité retrouva sa grisaille originelle.

Il aimait cette heure neutre déchirée entre l'agonie de la mort nocturne et l'orée de la vie diurne. Ce moment pas encore mais déjà plus.
D'ici deux heures, tout s'animerait à nouveau. Les couleurs de la ville renaîtraient à la lumière du jour et ses habitants dociles se précipiteraient vers leur gesticulation quotidienne, inconscients de sa présence plus tôt dans la nuit. Si proche d'eux.
Il serait rentré chez lui à ce moment-là, soulagé d'avoir une fois de plus accompli sa tâche sans connaître d'ennuis.
Une fenêtre s'éclaira soudain. Au troisième étage du bâtiment ?
"Non ! Rectifia-t-il de lui-même, la voix étouffée. Au quatrième étage".

Il aimait s'autocritiquer, de la même façon qu'il ne rechignait pas à se parler à voix basse, voire à se tenir conversation, figurant à lui seul les multiples intervenants.
Il accrocha du regard l'encadrement lumineux, témoin d'une présence éveillée autre que la sienne à cette heure indécise où la promesse de l'aube parait encore si improbable. Une ombre chinoise, fugitive, traversa soudain l'espace éclairé. Mince silhouette à la chevelure longue.
"Une femme !" pensa-t-il.
Jeune, vieille ? Belle, moche ? Qui aurait su le dire à une distance pareille ?
Il la guetta néanmoins. Il appréciait ces intimités volées à la nuit. Se régalait à leur donner du corps, du coeur. Il aimait s'inventer des histoires, se dire que la femme en face était belle, nue et qu'elle cherchait à attirer son attention. Une rue à traverser, quelques étages à grimper. Pas des obstacles insurmontables !
La silhouette accrocha à nouveau la lumière. Un corps se dessina, ombre fugace. Un rideau se souleva, laissa entrevoir un visage l'espace d'un temps trop court avant de retomber. La silhouette disparut. Une seconde plus tard, la lumière s'éteignit.

"Tant mieux !", songea-t-il en libérant les lamelles du store que ses doigts maintenaient écartées. Cela ne le distrairait pas dans sa tâche. Il détestait poursuivre deux idées à la fois ou tenter de mener à bien son travail avec l'esprit encombré de pensées parasites. Et puis, il détestait imaginer que l'on pût l'épier même s'il savait que personne ne se souviendrait avec exactitude.
Il détourna son regard de la rue et attrapa la pendule d'un oeil machinal. Il sursauta soudain. Les chiffres rouges du cadran lui reprochaient les dix minutes perdues à rêvasser. Il n'y avait pas de place pour le dilettantisme. On le payait pour se montrer professionnel, pas pour jouer les touristes nocturnes !
Il avait tout intérêt à s'organiser rapidement. Sinon, ça risquait d'être chaud question temps.

Il gagna rapidement l'entrée de la pièce où baillait toujours son sac. Il récupéra la bombe sur le bureau face à lui puis se rapprocha de la porte afin d'actionner l'interrupteur placé le long du chambranle.
Les néons claquèrent avant de cracher la crudité de leur si détestable lumière. Il grimaça soudain en constatant les marques sèches de pas boueux qui se dirigeaient vers le second bureau. Il ne les avait pas remarquées sous l'absence d'éclairage. Voilà qui n'allait pas l'arranger.
Plus agacé que déstabilisé, il se pencha sur le sac, s'empara d'un chiffon avant de revenir vers le bureau sur lequel il avait posé la bombe. Il en retira le capuchon, l'agita à plusieurs reprises puis se mit en devoir de réaliser ce pourquoi il était là : le ménage en grand des bureaux de la petite agence immobilière.
Eric Gohier © le Soleil se lève à l'Est - 14/12/2003 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum