Le propre de l’homme
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Le propre de l’homme

Nouvelles 2003


S
  Le propre de l’homme
a première crise les affola. Ils étaient tous les trois, lui, Maman et Papa, achevant le repas du soir. Une miette s'était logée sous la moustache de Papa, tandis que celui-ci parlait, la miette sautait d'un poil à l'autre comme une fourmi pompette...
14/12/2003
L
  Sans état d’âme
a clé hésita un peu dans la serrure avant de faire jouer le pêne. Il la fit pivoter lentement afin de ne pas faire de bruit. Personne ne se cachait derrière la porte mais les étages supérieurs de l'immeuble étaient habités et il se méfiait des gâches qui, en se libérant, accouchent d'un affreux claquement prêt à rebondir entre les murs resserrés des couloirs déserts...
14/12/2003
C
  Un pied près de mon coeur
'est toujours ce bruit-là qui me réveille. Bien avant les annonces dans les haut-parleurs, bien avant le tremblement des métros juste en dessous, avant même les sifflements des balayeurs, avant les voix, avant que Max ne bouge...
14/12/2003
S
a première crise les affola. Ils étaient tous les trois, lui, Maman et Papa, achevant le repas du soir. Une miette s'était logée sous la moustache de Papa, tandis que celui-ci parlait, la miette sautait d'un poil à l'autre comme une fourmi pompette. Et Maman, feignant de s'extasier sur les exploits informatiques de Papa, distribuait en cachette ses rognures de fromage aux chats qui se bousculaient sous la table. Un repas du soir ordinaire. Antoine avait huit ans.

Cela commença par une toux sèche et têtue qui lui griffa la gorge, qui écartela soudain son visage comme deux mains brutales. Puis le rire éclata, pressé, écarlate et brûlant, à pleine poitrine, à plein corps, un rire de poivre et de piment rouge, un rire comme un couteau tranchant, qui les disséquait sous ses yeux, Maman, Papa, un rire fourre-tout, haine, joie, colère, cruauté, plaisir, honte, folie, un rire universel qui jaillissait, un rire fait de milliers de rires, un rire de masques et de vérités démasquées, un rire tragiquement multiple qui le tordait comme un pantin dément, un rire dont il pensa mourir.
Parfois, dans le reflux de son hilarité tumultueuse, Antoine les apercevait, Maman et Papa, qui se protégeaient comme ils pouvaient, accrochés l'un à l'autre, mais qui ne fuyaient pas, ne l'abandonnaient pas, car même ignoble et monstrueux, il était leur enfant chéri.

Puis les spasmes faiblirent, se firent moins douloureux, le rire se retira, l'abandonna comme une barque envasée, affalée sur le flanc. Hébété, trop las pour avoir peur, il regardait le sang qui gouttait de sa bouche. Respirer lui faisait mal, tout son corps lui faisait mal, penser lui faisait mal.
Alors, c'était cela le rire ? C'était cela qui leur secouait le ventre, aux autres, qui leur fendait la bouche, leur plissait le visage ? Qui les tordait, les affolait ? Comment survivaient-ils à cette effroyable invasion, à cette souffrance, à ce chahut démoniaque ? Comment pouvaient-ils ensuite se regarder les uns les autres ? Comment, après cela, pouvaient-ils encore s'aimer ?
Papa regardait Maman avec gravité : il faut lui expliquer.

Il était né bizarrement infirme. A l'âge où les bébés chatouillés sous le menton gloussaient, roucoulaient, se tortillaient, il demeurait impassible, étonné seulement de ces attouchements insolites. Grands-parents vexés de leurs agaceries vaines, amis dont les pitreries capotaient, copains qui ne le restaient pas, tous se détournaient de ce gosse au visage immobile, qui ne partageait pas leur humanité gloussante. Comment, sous le regard surpris, appliqué ou simplement patient qu'il portait sur eux, ne pas sentir en effet le ridicule de ces contorsions faciales et de ces ululements convulsifs ?
Consultés, médecins, psychologues, psychiatres et neurologues déclarèrent qu'ils n'avaient jamais vu cela, qu'il n'y avait rien à faire, et l'un des spécialistes ajouta qu'il faudrait cependant veiller aux pathologies mentales que pourrait générer tout ce rire empêché de jaillir par quelque curieux verrouillage du cerveau.

Ses parents l'élevèrent dans une joie factice, essayant sur lui pour le dérider toutes les formes d'humour, du plus fin a
Françoise Provoni-Sigoillot © le Soleil se lève à l'Est - 14/12/2003 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum