Une âme de papier buvard
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Une âme de papier buvard

Que de gens ont voulu se suicider et se sont contenter de déchirer leur photographie. Jules Renard : journal 1887-1910 La Pléiade

Hosanna, l'inimaginable existe !!!
Incroyable, sidérant, ébouriffant.
Allez vous me croire ?
Il paraît, j'ose à peine l'écrire; on m'a dit, j'en suis même gêné pour eux; j'ai découvert qu'il existait des civilisations, des cultures, des peuplades chez lesquelles la coutume interdit de prendre en photo les habitants.
Non !!!???
Si.

On nage en plein délire sublime !!!
On croit rêver tellement c'est beau !!!
Ces gens prohibent la prise de vue en raison du vol d'une partie de l'âme que l'acte suppose. Cliclac le petit-oiseau-gazouilleur-dangereux-prédateur de l'homme ! belle histoire en vérité !
Pas de photo, plus d'image à l'objectivité fallacieuse.
Pas de photo, plus de passé. Elle est, en effet, consubstanciellement et avant tout une image instantanée, caricature d'un passé décomposé en fragments épars.
Pas de photo, plus du petit morceau de moi même qu'un gamin s'amuserait à décorer d'une moustache noire ou à affubler d'une paire de boucle d'oreilles clinquantes ou d'autres attributs voyants (et je sais exactement lesquels).
Pas de photo, plus de cette infime image froissée sur laquelle tel ou tel charlatan proposerait à son pendule de tourner à droite ou à gauche, pas d'aiguilles plantées, pas de taches de gras, de café, de sang, rien.
Pas de photo, plus de réduction de ma globalité à la dimension carpette.
Pas de photo, plus de la perte de mon autorité sur mon image (le seul endroit ou elle s'exerce encore).

Pas de photo? J'en connais qui seraient malheureux !!!
On voit par là que la photo n'est pas seulement cette jolie icône innocente qu'on range comme les sardines dans de grands albums noirs soigneusement empilés sur lesquels du bout du doigt, dans la poussière qui les couvre, on trace l'année approximative comme le dinosaure laisse une trace fossile. On les regarde parfois ces albums avec cette nostalgie propre aux instants de lucidité quand le temps apparaît comme il est, simplement de l'embonpoint, des cheveux qui tombent, quelques rides supplémentaires et des compagnons en moins. Non, décidément, photographier n'est pas un acte aussi anodin qu'il y paraît !

Mais les raisons qui entraînent d'un côté (petit tout petit) des gens à refuser la photo et de l'autre (grand), certains à lui accorder une importance gigantesque (au point qu'ils n'existent plus qu'à travers ce papier) sont aussi floues qu'une photo dont la mise au point serait imparfaite.
Photographier consiste d'abord à se mettre en position, oui, comme le militaire armé prend celle du tireur debout, à genoux ou couché. Faire une photo suppose que l'on commence par viser, par braquer sur le sujet un objectif ouvert, comme l'oeil cyclope du fusil s'ouvre sur une vie en sursis. Pendant quelques instants l'univers doit être réduit à un point et l'attention du photographe concentrée là-bas.

Si le "tu veux ma photo?" de l'enfant boudeur est déjà significatif du poids d'un oeil nu quand il est dardé, cette incandescence de l'oeil braqué et la "mise en demeure" qu'il symbolise est sublimé par l'objectif de l'appareil. La ressemblance des deux pupilles apparaît. Seul une différence de température les sépare. L'appareil interface instrumentalise le regard et lui confère cette chaleur iceberg propre à la machine.

S'il y a visé, il y a ... intention.
Laquelle ? D'abord conserver par-devers soi l'image du sujet. C'est le b-a-ba. Figer la mémoire, effacer le temps ; photo = arrêt, arrêt = la mort image de vie. D'autant plus mort que la concrétisation de ce regard givré se fait à travers une machine inerte de métal, de tôle et de verre poli dans laquelle l'image apparaît à l'envers sur un film chimique manipulable et maîtrisable avec de simples outils. Oui, la créature extraordinaire que vous avez devant vous, votre conjoint, votre enfant, l'aïeul chenu qui regarde le tour de France, tous peuvent se résumer à quelques couleurs organisées sur un papier glacé. Le vocabulaire technique du photographe illustre bien ce phénomène, il parle de révélation puis de fixation. Voilà l'homme réduit à deux dimensions (révélation serait-elle réduction ?) et figé à jamais, comme ça, sans épaisseur. Tu parles d'une humiliation, cet être sublimissime (toi) qui disparaît quand on tourne la photo contre le mur, celui qui chante et conduit des voitures de course, qui écrit des livres pour vanter sa complexité interne et ses sentiments, ses intuitions et ses rêves, le voilà sur le papier "réduit à la dimension carpette" et pourtant si facilement reconnaissable, comme si d'important il n'y avait que l'image. Au point que certain n'hésitent pas à interpréter cette silhouette et à lui donner un sens. Ils lui font dire ceci ou bla-bla.

S'il y a image il y a ... réduction.
Eh oui ! On le reconnaît l'homme ! L'élément, mélange de mécanique et d'optique, qui sert d'intermédiaire entre l'oeil et le sujet crédibilise l'image au point de la rendre vraie, plus vraie que nature, comme si le sujet avait besoin pour légitimer son icône du passage à travers la machine. D'un peintre qui consciencieusement chanterait des paysages de montagne, le spectateur n'attendra jamais la reproduction exact de la réalité et acceptera une interprétation, une transfiguration du modèle ; de la même manière un sculpteur ou un écrivain seront crédités d'une influence sur la représentation. Le photographe, lui, avec l'aide de la machine, donne l'exact représentation de ce qu'il voit inconsciemment à travers l'objectif machiavélique (l'inconscient voit, le conscient interprète). Son document aura du poids car l'appareil annihile l'interprétation, objectivise l'image et la transforme en une créature artificielle, enfant de l'inerte machine. N'est imprimé sur la pellicule que le factuel, le tangible, le réel donc le "vrai". Le mystère du sujet ne passe pas le filtre de la lentille. Chaque photo est un peu une autre créature de Mary Shelley, un androïde plat sans âme dont on ne maîtrise pas le destin. Un destin clonesque. Alors le spectateur arrive avec son oeil et pose son mystère sur la photo. Il lui redonne cette vie abandonnée au seuil de la lentille, il lui apporte l'indépendance, la photo devient fugueuse et s'engouffre dans le plus petit interstice ouvert par le spectateur. Un jour bien loin dans le temps, loin de la scène il oubliera le sujet vivant et aura quelque part en lui-même l'image de l'image, le souvenir de la photo.

S'il y a regard il y a ... récupération.
Bonjour récup. Avec ses deux soeurs, intention et réduction, voilà trois bonnes raisons de se méfier.
Et puis il y a la mort.
Le stop.
Le moment 't'.
Le petit oiseau qui sort et qui plonge Darwin en cryogénie. Darwin c'est toi ou moi, statufié par la photo qui comme les bornes le long d'une longue route ponctue un voyage. Voilà l'ultime argument : la photo rend difficile la construction d'un passé mythique. Elle immortalise l'instant, l'arrêt, le statu quo, l'absence de vie. Elle immortalise la mort.
Comment sérieusement béatifier quelqu'un dont on a le portrait en marcel fatigué, en short trop large et la cigarette au bec ?
Comment bâtir l'Iliade et l'Odyssée de sa propre vie ?
Bien souvent le souvenir est celui de la photo, je le cherche en me retournant et ne trouve plus que quelque diapos.

S'il y a photo il y a ... amnésie !
Mais quand il y en a plusieurs, il y a ... album, ou persiennes sur le volet fermé du "passé décomposé en fragments épars", raies de lumière qui réduisent les montagnes de mystères et donnent aux mythes figures humaines. L'ensemble des photos crée un monde, comme celui du héros (joué par Harvey Keitel) de Smoke, le film de Paul Auster qui parvient à partir de rien, d'un petit angle d'une rue anonyme, à créer une légende. Alors la rencontre des spectateurs devant la suite d'image génère les abîmes merveilleux. C'est ainsi que les rencontres sont belles autour d'un simple papier coloré, partage d'un temps commun ou non; partage, c'est même la plus belle des dimensions.

Quand il y a photo il peut y avoir communion ... qui éclaire les quatre pointes du tétraèdre construit : intention, réduction, récupération, amnésie. Communion, partage, oui, mais avec qui ? Question éternelle, l'inconnaissance du visiteur provoque la méfiance non pas à l'encontre de la photo, de la prise de vue (simple révélateur), mais envers le visiteur. Pudeur naturelle qui laisse rêveur quand s'étale à l'infini les mille portraits des mille modèles.

Le photographié inquiet qui ne connaît pas l'appareil verra dans l'objectif l'intention, dans la boite noire la réduction, dans la photo la récupération et sa vie dans des cartons ouverts aux quatre vents. Mais il verra surtout l'autre malconnu face à lui et les autres plus tard loin de lui. La photo agit comme le papier buvard, elle enregistre le premier jet et laisse le modèle sec, exsangue le temps d'une obturation, c'est à dire un temps nul. Ce vol n'implique pas l'idée de spoliation car rien n'est enlevé à la victime sinon une image de la partie visible comme une mue ténue ; l'image de ce qu'il est ; image tellement différente de ce qu'il imagine être, un peu comme une voix enregistrée perturbe l'oreille à la première écoute. C'est lui même qui ne se reconnaît pas, c'est lui qui ne s'appartient plus. L'appareil est le révélateur des inconfiances jumelles, en soi et en toi ; "en moi".

Voilà cher Jules Renard, j'en connais beaucoup qui préféreraient disparaître plutôt que de soustraire au monde leurs photographies indispensables, comme si la partie essentielle d'eux mêmes était la dimension visible, comme si l'unique justification à leur vie était l'entretien, le polissage de leur enveloppe, comme si la preuve de leur existence était sur papier en quadrichromie, comme si l'histoire avait des trous, des pages blanches qu'il fallait combler, comme si chacun pouvait être la Mona Lisa de son temps.

Dans mon grand album j'en ai une que vous auriez aimée : prise dans le cimetière des étrangers de Venise, elle montre une tombe abandonnée qui n'évoque plus rien pour personne, tombe sur laquelle en grattant un peu apparaît une vieille inscription, une épitaphe dans une langue étrange ; tombe sale, herbeuse d'herbes folles. Vinrent, un jour que je passais, des héritiers lointains, ils burent le champagne dans des verres à pied posés sur un linge blanc étendu sur le gris de la pierre. Héritiers ingrats en recherche d'un Baobab généalogique ils se photographièrent devant la stèle moussue.
Ainsi le spectateur.

Avec l'aimable autorisation de ecrisimg.jpg
publié dans le n°17, hiver 1997

Nicolas Woerner © le Soleil se lève à l'Est - 30/05/1998 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum