L'apocope par laquelle "télévision" devint "télé" est elle une simple césure, une coupure confortable aussi légère qu'il y parait ?
Rien n'est moins sur, car une amputation n'est jamais innocente et, pour une entité, la perte de son intégrité jamais dénuée de sens ; souvenons-nous par ailleurs que les sensations de chaud et de froid persistent après l'opération comme si le membre tranché tenait encore sa place !!! Ainsi, en filigrane et sur la cicatrice se dessine le "vision" oublié de "télé", comme si la précision qu'il apportait était devenue superflue, ..., mais pas tout à fait.
La télé qu'on regarde, c'est forcément "télé" + "vision", inutile de le préciser.
Et pourtant il le faut, car on y voit goutte sans le "vision" et puis, "télé" apparaît comme préfixe dans bien d'autres compositions qui une fois passée à l'endémique moulinette apocope ne se distinguent plus les unes des autres, dans le meilleur des cas, que par un sexe bien placé. Le "télé" de téléobjectif est en cela, et uniquement en cela, différent de la "télé" de télévision. C'est ainsi qu'un genre suffit parfois à différencier deux individus !!!
60% de lettres en moins, 50% de syllabes supprimées, c'est un cataclysme équatorial traumatisant, une vraie tornade sauvage, une guillotine aiguisée (la réprobation est générale, l'abolition demandée, mais une apocope, une vraie, n'abandonne jamais, elle résistera jusqu'au bout). Et puis, rendons lui justice, un suffixe qualificateur en moins et ce sont tous les autres qui se jettent dans la brèche. C'est ainsi que "télé" dans sa promptitude, avec en bandoulière sa neutralité affichée (ni m, ni f) est infiniment plus complet que boursouflé de six lettres supplémentaires.
Revenons à nos moutons. Une triple interrogation métaphysique nous attend au tournant. En quoi l'apocope désignée révèle t'elle une tendance des programmes ? Ou des téléspectateurs ? A t'elle un sens ?
Téléviseur sur piédestal, monument institutionnel ? Allons voir. De la haut, que nous montre t'il ?
Des choses !!! Des images, des images et encore des images, un kaléidoscope de couleurs, des sujets comme s'il en pleuvait avec le paradoxe extraordinaire selon lequel les images projetées ne supportent pas le silence ; comme si "vision" en moins il fallait compenser par un
babillage incessant. Pourtant, entre nous, franchement, comme elle serait belle cette toile surréaliste qui montrerait un aquarium et une télévision allumée, posés côte à côte dans la pénombre d'une douce nuit tombée ..., image saisissante, magique, ... stop, on en oublierait presque son incongruité. Attendre, ne rien dire, sourire et admirer les danses silencieuses des animateurs respectifs conférerait à ces instants la couleur ineffable d'un plaisir paisible ... et narquois.Elle, l'incriminée mais présumée innocente, choisit pour se défendre le terrain de la grammaire et assure l'innocuité des coupures sur la sémantique du vocable. Sa thèse est la suivante, à l'évidence on connaît de nombreuses apocopes, cousines, dont l'importance semble plus que relative. C'est ainsi que sans réelle gravité, pneumatique devint pneu, que vélocipède se transforma en vélo (dont la légèreté ne finit pas de croître) mais que pédéraste, il est vrai, à l'opposé, perdit sa fin dans une manoeuvre perverse qui tente de rassembler sous un même vocable deux sens différents, tentative d'amalgame qui met dans le même bateau "-raste" et "-ophile".
Alors interpellons l'in-télé-ctuel de garde, l'auteur de livres à colorier : il lui parait difficile de conserver au mot son épaisseur originelle. Le signifié peaufiné par les ans s'étiole au profit d'un sens commun supporté par l'oralité.
"télé" se dit - il le regrette -,
"télévision" s'écrit.
Ben voyons !!!
On touche peut être là le vrai noeud du problème. Le mot dans son entier appartient à un monde qui supporte mal la concurrence de la "chose télévisuelle". Vieux conflit qui oppose stylo et télécommande. Il y a pierre d'achoppement, il y a conflit. Mépris. Quand le téléspectateur en tient un dans chaque main il perçoit immédiatement l'inégalité, la facilité avec laquelle la télécommande séduit l'ensemble de ses sens. En face la plume d'or exprime la lenteur nécessaire à la lecture et plus encore à l'écriture. Pour enfoncer le clou (sans s'éclater l'index), il est aisé de constater la facilité avec laquelle on peut se servir au choix des deux mains pour manipuler la télécommande. A moins d'être ambidextre seule ma main droite, ou gauche est capable de tracer correctement les signes attendus.
Non seulement "télévision" dans la complétude de ses organes avait un sens précis, mais elle tenait dans ses mains de grands morceaux de temps ... perdu par érosion;
"Télé" dont la longueur du mot symbolise bien cette évolution, (c'est plus vite, c'est plus vif, c'est "zapper"), "télé" abrite donc une signification légèrement décalée. La rapidité uniformise. La banalisation la guette. C'est ainsi que de l'événement exceptionnel qui passait à la télévision on est passé à l'exceptionnel événement qui ne passe pas à la télé. Exceptionnel par sa nature, exceptionnel par son non-passage au milieu de non-événements, il doit alors justifier son existence.
Pour prolonger la séquence historique souvenons nous qu'à ses débuts la télévision était une véritable révolution dans le monde de la communication. La télé, elle, est devenue un outil édulcoré qui par apocope à perdue sa meilleure partie. Le TEMPS. Le temps déjà évoqué, le temps saucissonné, le temps tronqué, le temps censuré. Il ne reste que du pseudo temps. Du temps partiel !!! Comme si le temps pouvait n'être pas entier.
C'est ainsi que "télé" ou "télévision", bof ! c'est du pareil au presque même ... à quelques dizaines de secondes prés. Le "presque" est maintenant cerné, il a la couleur du temps qui s'en va par la porte grande ouverte. La porte c'est le câble ou la parabole. Il déguerpit chassé par des cris, des applaudissements, des rires, des sarcasmes, le tout enregistré, évidemment. Le temps s'enfuit quand le loup entre dans la bergerie. Comme Valmont chez la présidente De Tourvel (bien que lui écrivait fort bien) quand usant du temps il le chassa à petit pas, il l'accéléra et l'emmena dans un maelström trop certain.
L'outil nécessaire pour prolonger cette inéluctable évolution s'appelle aphérèse, petite copine de dictionnaire. Un peu garce elle aussi !!! comme l'apocope gourmande.
Elles s'en iront travailler de concert. Bouffeuses, croqueuses de syllabes. Si par hasard elles s'appliquent au même mot on obtient une drôle de chose, vide, blanche, un rien, le trou béant redouté. Alors il n'y a plus de mot pour qualifier le désastre. Il reste juste le téléviseur toujours branché avec des gens qui s'amusent à l'intérieur et des téléspectateurs gentiment assis devant.
Il ne reste plus qu'à écrire, sans rancune, sur la télévision.
Ecrire sur la "télévision" permet de lui accorder un peu de temps.
Ecrire sur la télévision donne l'occasion de continuer certaines émissions, de promouvoir des programmes atypiques, ils existent, de faire reculer "télé" et son absence de prolongement.
Ecrire sur la télévision permet de ralentir le film et quelquefois de l'arrêter. Images ... stop ... mots.
Ecrire sur la télévision ne laisse pas forcément de traces, une bonne gomme ou une éponge humide efface sans problème les marques les plus fines.
Un sens à l'apocope ? Oh oui.
C'est le sens de "l'air du temps" (donc obligatoire) qu'il faut transformer en giratoire : lui faire faire une semi-révolution (acception première) pour qu'il s'interdise de gaspillage et qu'on puisse enfin vraiment le perdre avec bonheur et en jouir ensemble ...
Devant la "télé" ? why not !!!
Notes
Avec l'aimable autorisation de
(N°10, printemps 96)