Marée noire
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Marée noire

Nouvelles 2000


J
  La balance
'suis pas une balance... J'ai pas dit son nom. Surtout à ce...
10/06/2000
J
  Ma maman
'ai offert un dessin à ma maman. Y avait des fleurs de toutes les couleurs et un gros...
10/06/2000
E
  Marée noire
lles sont là, tout près. Tout à l'heure, j'ai plaqué mon oreille contre la porte et je les ai...
10/06/2000
2ème prix d'honneur, prix littéraire « Gaston Welter » 2000

Elles sont là, tout près. Tout à l'heure, j'ai plaqué mon oreille contre la porte et je les ai entendues. Des bruits sourds et lointains comme les grondements d'un orage qui annonce sa venue. Des grattements impatients, des crissements menaçants qui m'ont donné la chair de poule. Je les imagine, agglutinées en un tas noir et grouillant, griffant le bois de leurs pattes avides. Comment avais-je pu croire qu'elles me laisseraient en paix ? J'avais espéré tout au long de la nuit qu'elles n'arriveraient jamais jusqu'ici, qu'elles se cantonneraient bien sagement au rez-de-chaussée avant de réintégrer la bibliothèque.
Mais lors de ma dernière incursion sur le palier, j'ai vu avec horreur qu'elles avaient étendu leur progression dans l'escalier, marche après marche, noircissant peu à peu le territoire vierge qu'elles avaient jusqu'alors ignoré. Je n'ai pas quitté le grenier depuis. Mais ce que j'avais tout d'abord considéré comme un refuge s'est rapidement avéré n'être rien d'autre qu'une prison, un cachot sans issue avec pour unique soleil l'ampoule nue du plafond qui diffuse sa lumière jaunâtre. Avant toute chose, il fallait éviter qu'elles ne m'atteignent. La seule pensée de les voir ramper sur le parquet du grenier me faisait frissonner de terreur. Il me fallait colmater chaque brèche, calfeutrer toutes les ouvertures donnant sur le palier, jusqu'au moindre trou d'épingle.

Avec des sursauts d'animal pris au piège, j'ai bourré des chiffons sous la porte, glissé des fragments de laine de verre dans la serrure, obstrué le plus minuscule des interstices. Vaines barricades contre cette marée qui peu à peu noie toute la maison. J'ai fini par m'assoupir, ivre de fatigue, sur le tapis miteux déroulé sur le sol. Et puis, sur les coups de quinze heures, le silence m'a réveillé.
Un silence épais comme un brouillard d'automne, lourd et étouffant. La première phrase est apparue, se glissant sans difficulté sous le barrage de chiffons. Elle a pointé timidement ses syllabes vers moi, humant l'atmosphère en intruse méfiante. Alors, comme répondant à un signal, les autres ont à leur tour fait leur apparition. Le cortège s'est déployé dans toute son horreur, rampant sur le parquet en une procession ininterrompue de phrases noires. Le halo de l'ampoule traverse l'air chargé de poussière pour venir éclairer la multitude qui grouille sur le sol. L'énorme flaque de lettres, centimètre par centimètre, s'avance vers moi.

Cela faisait maintenant trois jours que tout avait commencé. Comme tous les jeudis, j'avais passé l'après midi à me balader le long des quais. J'errais de bouquiniste en bouquiniste, l'oeil aux aguets. J'ai pour les vieux livres une passion dévorante. Leur beauté fanée m'émeut. Après avoir été maintes et maintes fois parcourus, écornés, parfois aimés et adulés, d'autres fois haïs et maltraités, ils échouent dans les grands bacs, gisant pèle-mêle dans les cartons, agonisant dans leur encre délavée. Mon regard vole de livre en livre. Les ouvrages me tendent leurs tranches fatiguées comme autant d'échines appelant la caresse de mes yeux. Je farfouille, l'oeil gourmand. Mes doigts tournent les pages, glissent sur le papier, en mesurent le grammage.

Mes narines s'entrouvrent et inspirent goulûment les effluves poussiéreux que libèrent les feuilles jaunies. J'ausculte, je palpe, je soupèse. J'imagine leur destin, de leur naissance sous les grandes rotatives qui ont gravé leur papier d'encre fraîche à leur dernier lecteur. Leur contenu ne m'intéresse pas. Je les aime pour leurs couleurs, pour leurs odeurs et pour leurs formes. Après plusieurs heures d'une chasse harassante, j'avais regagné mon domicile, avec sur le visage le sourire d'un homme rassasié et heureux. La besace qui me battait le flanc droit abritait douillettement les nouveaux trésors du jour. Dans le salon, les rayonnages acajou de la bibliothèque avaient accueilli les nouveaux élus. J'aime admirer les rangées de volumes, serrés les uns contre les autres dans une promiscuité intime. Papier glacé contre tissu cartonné, vieux cuir contre vélin fragile. Les rouges sombres illuminent les ocres ternes, des bleus profonds ravivent des gris tristes. Durant de longues minutes, j'étais resté debout, bras ballants, avec l'impression étrange de contempler un océan immense dans lequel jamais je ne me plonge. C'est à cet instant que quelque chose avait bougé.
Quelques chose d'infime, un frémissement léger derrière les livres. La chose était apparue, émergeant de la paroi arrière de la bibliothèque. On eut dit un mille-pattes, un gros mille-pattes qui rampait sur le mur. Ma raison vacillait sur ses bases lorsque je m'aperçus qu'il s'agissait d'une phrase. Une petite phrase anodine qui s'était mise à courir sur le papier peint du salon. Une deuxième avait à son tour fait son apparition, puis une troisième. Bientôt, tout un chapelet de lettres s'était mis à défiler devant mes yeux écarquillés. Elles avaient rapidement traversé toute la pièce pour venir recouvrir la porte d'entrée. Pris d'une intuition soudaine, j'avais saisi le premier livre à portée de main. Mes doigts tremblants avaient tourné mécaniquement les premières pages.

Elles étaient vierges. Aucune lettre, nulle part. Ne subsistaient plus que les numéros de pagination, perdus au fond des feuilles, orphelins de leur texte, avec au-dessus de leur tête l'immensité blanche. Le dernier chapitre était encore intact, mais bientôt, ses lignes étaient tombées en cascade sur le sol, éclaboussant de voyelles et de consonnes le bas de mon pantalon, avant de filer en sifflant vers la cuisine. Terrorisé, j'avais laissé choir le livre gui s'était écrasé sur la moquette dans un bruit mou. Tel un animal blessé, il avait agonisé lentement, la couverture grande ouverte, tandis que s'écoulaient par terre les dernières syllabes de sa raison d'être. L'hémorragie avait gagné un à un tous les livres. Bientôt, murs, sols et plafonds s'étaient couverts de textes. La télé était devenue muette, noyée sous une montagne de caractères qui grouillaient en un essaim compact. Le plus horrible avait été le bruit.
Les Lettres, dans leur exode, s'entrechoquaient, pleins contre déliés. Les jambages crissaient sur le parquet. C'était le bruit d'une armée partant en guerre. Je m'étais rué vers la porte pour prendre la fuite, mais lorsque j'avais voulu saisir la poignée, les phrases s'étaient jetées avidement sur mes doigts, menaçantes. Les phrases, comme possédées par une intelligence malsaine, avaient assailli en peu de temps tous les points stratégiques de la maison. Hurlant, le visage déformé par la peur, j'avais escaladé quatre à quatre l'escalier pour me réfugier dans le grenier.

J'ai du m'évanouir. La lampe nue qui pendouille au plafond ne diffuse plus qu'une lumière tamisée. Agglutinées autour de l'ampoule, les lettres étouffent peu à peu son éclat incandescent. Elles m'encerclent, toujours plus nombreuses. Les jambages sautillent, les O roulent en silence. Des virgules à la traîne se faufilent pour participer elles aussi à la curée. Elles s'arrêtent un instant à mes pieds, reniflant les effluves salés que dégage ma peur, puis entreprennent l'ascension de mes jambes. Ma chemise est rapidement engloutie à son tour par la multitude. Je prends conscience des picotements qui courent sur mes bras. Elles trottinent sur ma figure. La caresse de leurs pattes est aussi légère que le frôlement d'une aile de papillon. Le vieux miroir qui me fait face me renvoie l'image d'un visage rongé par les mots, gangrené par l'alphabet. Plusieurs lignes, ponctuées de virgules et de points, courent sur mes joues, dessinant des entrelacs harmonieux. Un paragraphe me coule sur le menton comme une salive épaisse pour venir se nicher dans le creux de mon cou. Les phrases ont envahi mon front, rangées entre mes rides. Par réflexe, mes yeux déchiffrent l'écriture inversée que renvoie le miroir. Alors le miracle se produit. Les mots, sitôt lus, se rétractent comme sous l'effet d'une brûlure, tombent un à un sur le sol et se mettent à clopiner maladroitement vers la sortie.

Plein d'espoir, je lis une seconde phrase qui glisse le long de mon nez et s'enfuit sans demander son reste. Méticuleusement, je parcours chaque parcelle de mon corps, nettoyant ma peau à grands coups de lecture. Je m'attaque au grenier, balayant de mes yeux chaque poutre. Je jubile et ris à gorge déployée. Mot après mot, ligne après ligne, paragraphe après paragraphe, les textes s'ouvrent sur mon passage. Me voici déjà sur le palier. Je contemple l'immense étendue d'écrits qui tapissent l'escalier. A quatre pattes, tel un tapir au centre d'une fourmilière, j'attrape de mon regard les mots avec gourmandise. J'en savoure la phonétique, en décortique les sens. Mon cerveau assoiffé les aspire, puis les engloutit par grappes entières. Il est des phrases, lourdes de chagrin, qui s'en retournent d'un pas triste et pesant. D'autres, guillerettes, qui dévalent l'escalier comme autant d'éclats de rire pour réintégrer avec entrain les pages vierges qui les attendent plus bas dans la bibliothèque. Marche après marche, le visage prosterné vers le sol, soumis et heureux, je lis.
Jean-Paul Didierlaurent © le Soleil se lève à l'Est - 10/06/2000 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum