Le voyage en Egypte
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Le voyage en Egypte

Nouvelles 2001


A
  Le voyage en Egypte
imé Crampon épluchait les pommes de terre du déjeuner quand la clochette du portillon retentit. C'était le facteur. Une lettre. Qu'est-ce qu'on lui voulait encore ? Il se leva sans enthousiasme...
30/06/2001
M
  Le mariage de mon frère
on frère se marie aujourd'hui. Il épouse Valérie, qu'il ne connaît pas depuis très longtemps. C'est l'amour fou, alors ils se sont dépêchés, ça les a pris comme une énorme envie de bonheur...
30/06/2001
D
  Histoire pas très morale...
’abord les présentations :
Le guide, c'est Nicolas. Vingt-quatre ans, yeux clairs, sourire inimitable, teint hâlé, musculature impressionnante, idéaux intacts. Magnifique spécimen de...
30/06/2001
A toutes les Guiguite

Aimé Crampon épluchait les pommes de terre du déjeuner quand la clochette du portillon retentit. C'était le facteur. Une lettre. Qu'est-ce qu'on lui voulait encore ? Il se leva sans enthousiasme et descendit jusqu'à la boîte à lettres qui pendait de guingois depuis bien longtemps. Au milieu de la marée publicitaire du jour, il trouva, en effet, une lettre blanche à l'en-tête d'une station de radio.
"Bon Dieu !".

Il remonta à grandes enjambées et, debout près de la fenêtre, le souffle court, déchira fébrilement l'enveloppe. Il lut en diagonale, trop vite, trop pressé d'aller droit vers ce qu'il cherchait, et, comme de juste, ne comprit rien. Il dut reprendre par le début, calmement, et là, voilà, c'était bien ce qu'il avait pensé dès le début. Bon Dieu ! Il dut s'asseoir.
"Guigite, on a gagné le voyage !".
Mais Guiguite dormait sur sa chaise, touffe blanche roulée en boule, bien loin de cette agitation qui, somme toute ne la concernait pas - du moins pouvait-elle le penser.

Il reprit la feuille dactylographiée, la relut lentement, point par point, sa désignation comme "Super-gagnant du voyage en Egypte", les billets d'avion qu'on lui enverrait la semaine suivante - L"avion Guiguite, t'entends ça ? On va prendre l'avion !" -, la liste des hôtels de chaque étape, tous de grand luxe, les visites, les Pyramides, le Sphinx, Louxor, la croisière sur le Nil, en felouque, Assouan... Son argent de poche même ... il rêvait !
"Bon Dieu, Guiguite ! Tu te rends pas compte !".

Il se demanda soudain ce qu'il allait faire de la vieille chatte. On verrait cela plus tard. Dans l'immédiat, cette fleur tardive qui lui faisait la vie, un peu comme un pied de nez, le déroutait. Il ne savait trop comment la prendre. Jusqu'à présent, dans les distributions, il n'avait jamais réussi à être du bon côté. Sa seule chance - et elle lui semblait quand même plutôt mince - se résumait à son accident du travail juste au moment où il allait être licencié. La pension, en effet, même si ce n'était pas le Pérou, lui avait permis de survivre. Surtout depuis le départ de sa femme avec l'ambulancier qui le menait aux soins.
Il sortit quand même du bas du buffet, comme à regret, comme s'il avait peur de se faire prendre à quelque piège, l'antique Petit Larousse illustré et l'ouvrit sur la table. Les Pyramides, la vieille image en noir et blanc...
"Bon Dieu ! ... Je te raconterai, Guiguite...".

C'est quand les billets d'avion arrivèrent, par un beau matin froid, à peine dix jours avant le départ, qu'il commença à croire plus sérieusement à son voyage et que se posa à l'évidence le problème de Guiguite. La bête, comme lui, avait son caractère et, comme lui, ses manies. La mettre chez des voisins ? Mais il ne les connaissait même plus ! Ils avaient presque tous changé. C'est vrai que ç'avait tourné vite en quelques années ! Des jeunes avaient repris les modestes pavillons quand les vieux étaient morts ou avaient été casés à l'hospice, des jeunes qui vivaient autrement, qui faisaient du bruit, même le dimanche, qui passaient en voiture, ne saluaient pas, et qui avaient des enfants et des chiens surtout. Pas question de demander par là.
Restait bien la mère Pouligaud, une mère aux chats, quelques maisons plus loin, mais outre qu'elle était avec ostentation de la calotte, ce qui en soit était déjà rédhibitoire, depuis quelques années, pour une malheureuse réflexion qu'il avait laissé échapper près de la boulangère à propos des grenouilles de bénitier, et que celle-ci, comme il se doit, avait bien complaisamment colportée, ils ne se parlaient plus. Aussi, à supposer qu'il ait bien voulu consentir à faire le premier pas - et il n'y était pas prêt -, il était vraisemblable que, sous le premier prétexte venu, en toute charité chrétienne, elle l'aurait poliment mais fermement envoyé promener.

Il ne pouvait quand même pas laisser la malheureuse bête dehors, en plein hiver, elle était bien trop vieille ! Guiguite, comme si elle avait senti qu'il s'intéressait à elle, vint se frotter contre ses jambes.
"Tu m'embarrasses, ma pauvre Guiguite. Qu'est-ce que je vais faire de toi ?".
La boulangère lui conseilla un refuge pour animaux. Elle en connaissait un, correct, elle y avait mis la chienne pendant les vacances. Elle expliqua le trajet.

Le lendemain il y alla. C'était loin, une demi-heure de bus, le reste à pied, un quartier pourri de terrains vagues, de casses automobiles, d'usines désaffectées. Et comment qu'il allait emmener jusque-là Guigite ? Il n'avait pas de voiture ! Il n'eut pas à chercher le refuge : de loin, on entendait les chiens hurler. Des fauves. Il rebroussa chemin. Il commençait à comprendre qu'il avait largement sous-estimé le problème et que cette histoire, de jour en jour, non contente de lui grignoter son temps, lui volait son plaisir. Tu verrais, si ça continuait, qu'il allait bien manquer le voyage pour une stupide histoire de chat à faire garder ! Il en voulut à la pauvre bête.

Dès lors, Guiguite se mit à l'énerver. Quoi qu'elle fit, elle l'agaçait : elle était toujours fourrée dans ses jambes, à mendier quelque nourriture, ou au contraire, si enfin elle était sortie un peu, Madame, ne daignait bien rentrer que pour la soupe ou la chaleur du poêle. Il se mit à la rudoyer, la brimer, la punir sous le moindre prétexte ; il en vint même à l'oublier sournoisement sur sa chaise, à la cuisine, quand il partait se coucher. Et Guiguite, à longueur de journées, comme si elle avait eu à se faire pardonner, ronronnait de plus belle à son approche.
"Qu'est-ce que je vais faire de toi, bourrique ? Tu vas voir que je vais pas pouvoir partir à cause de toi !"
Ça devenait un refrain.

Une nuit qu'il l'avait laissée ainsi enfermée dans la cuisine, la pauvre bête, prise de besoins pressants, que l'âge ne lui permettait plus de contenir comme elle l'aurait voulu, ne put gagner sa caisse dans l'entrée et dut se résigner à s'épancher, le plus discrètement qu'elle le put, dans le coin le plus reculé, près de la caisse à pain. Bien sûr, quand au matin il se leva, l'odeur le saisit dès la porte.
"Oh ! salope ! Tu te laisse aller comme une petite vieille, maintenant ? Attends, ma garce !".
Guiguite, le ventre au sol, les yeux tout ronds, attendait sous la table. Quand elle vit le passage libre, elle tenta une sortie discrète vers le couloir, mais tout était fermé, impossible de fuir, et elle se trouva acculée contre la porte d'entrée où elle se laissa prendre avec un miaulement désespéré.

Il ne l'avait jamais vraiment battue. A coups de pieds, à grandes claques, comme il put l'attraper, il la rossa avant de la jeter dehors. Puis, encore tout tremblant de colère, il alla nettoyer et aérer. Il se sentait confusément en tort, pour avoir enfermé la chatte tout d'abord, puis pour l'avoir frappée alors qu'il savait bien qu'elle n'était pas coupable, mais curieusement, c'est à la bête qu'il en voulait.

Le soir, quand elle rentra, le regard de Guiguite n'était plus le même. La litanie recommença :
"Te revoilà enfin ! Eh bien, dis donc, tu y a mis le temps ! Fallait-il vraiment que t'aies faim pour que je te revoie !".
Tapie à proximité de la table, la chatte le regardait, comme si elle cherchait à comprendre sur son visage, plus encore que dans sa voix, si sa disgrâce était finie. En fait, elle ne reconnaissait pas ce ton ambigu et, prudente désormais, elle attendait. La faim fut pourtant la plus forte et, pas à pas, avec des arrêts, des regards de côté, l'échine basse, elle alla laper son écuelle de lait mais les mouvements de ses oreilles, attentives à chaque geste de son maître, trahissaient amplement son inquiétude.
Ce soir-là, il laissa la porte ouverte, mais Guiguite ne vint pas. Comme dans les couples de vieux amants, quelque chose semblait s'être rompu. Il lui en voulut plus encore.

Le jour du départ approchait. Il fallut bien se résoudre aux quelques achats inévitables. Il avait attendu, remettant de jour en jour, avec tout au fond de lui cette impression tenace qu'il allait fatalement arriver quelque chose, il ne savait quoi, un message par exemple, que le voyage était annulé ou repoussé, ou qu'il ne pouvait pas partir, une histoire de papiers, ou d'autre chose, n'importe quoi, tout cela était tellement contre le cours de sa vie !... Et puis les jours passaient, rien n'arrivait, il fallait bien commencer à y croire !

En revenant de ville, il avait trouvé la chatte sur le seuil. Elle s'était écartée à son approche, et il en avait été sourdement irrité. Pourtant, un peu plus tard, quand il descendit au jardin chercher les légumes pour la soupe, elle le suivit, comme d'habitude, mais à distance.

A cette saison, pour les préserver des gelées, il avait mis en jauge carottes et poireaux mais, quand il arriva au petit monticule de terre, il vit que tout avait été gratté. Ce ne pouvait être qu'un chat. La fureur le reprit. Guiguite était à quelques mètres derrière lui. Il se retourna doucement, sans geste brusque, et, avant qu'elle ait pu bondir, la saisit par la peau du dos. La chatte poussa un long cri et se tortilla avec une énergie farouche. Juste à côté, le tonneau qui recueillait l'eau du toit. Plein à ras bord. D'un geste, il plongea l'animal dans l'eau glacée. La chatte se débattit, se tordant, s'agrippant, donnant des pattes et des griffes. La tête reparut un instant à la surface. Des yeux immenses, qui le regardaient. Et, revigorée par cette bouffée d'air, d'un coup de rein farouche, en le griffant profondément, elle réussit à se dégager. En deux sauts, elle fut chez le voisin.

Il secoua son bras et regarda autour de lui. Personne ne l'avait vu. La manche trempée jusqu'au coude, la main en sang, il rentra se soigner, penaud. Troublé aussi. Pendant un instant, en effet, il avait retrouvé un sentiment d'un autre temps, lorsque tout enfant, après Noël, au premier incident, à la première rayure, la première panne, lui venait cette tentation sournoise, mais combien forte, de briser le jouet tant attendu qui le trahissait ainsi. Il aurait pu se laisser aller à s'attendrir sur la pauvre bête, avoir honte, mais sa main lui cuisait et il se sentait ridicule. Il eut une bouffée de haine envers l'infortunée Guiguite. Elle s'était sauvée chez le voisin ? Qu'elle y reste donc ! Son sort était ainsi fixé, il la laisserait dehors le temps du voyage. On verrait bien au retour.

Il avait déjà rangé la vaisselle et bourré le poêle pour la nuit quand un grattement timide se fit entendre à la porte d'entrée. Il entrebâilla l'huis sur la nuit glacée. La chatte se faufila dans le passage et, en longeant les murs, se coula vers le coin de son assiette. Elle y retrouva son lait.
Depuis l'entrée, il la regardait laper à petits coups de langue. Les poils encore collés, mouillés, elle frissonnait par intervalles.

Il ferma la porte du couloir, par où venait le froid, et alla chercher le torchon des mains mais, quand il s'approcha, l'animal se retourna soudain, dos arqué, poil dressé, avec un sourd grondement. Il voulut la braver, il s'approcha. Le grondement devint un hurlement. La patte levée, les griffes sorties, Guiguite l'attendait.
"Et moi qui voulais t'essuyer ! Attends, ma belle, je vais te montrer !".

Il se saisit du tisonnier et donna dans sa direction un large coup. Elle esquiva. Ce fut alors une chasse furieuse dans la cuisine. Elle fuyait, il la poursuivait, de coin en coin, d'abri en abri, de sous la table à sous la chaise, de derrière le fourneau à derrière le fauteuil. Il la toucha à l'arrière-train. Il y eut un bruit mou. La chatte gémit. Un autre coup l'atteignit, il ne sut où. Elle sauta alors d'un bond sur l'évier, puis sur la table, sur le buffet. Le tisonnier la prit au vol derrière l'oreille. Un bruit dur. Elle bondit désespérément sur l'étagère, qui s'effondra avec tous les journaux. La fourrure s'était tachée de rouge. La bête se glissa sous le buffet, le plus loin qu'elle le put, se fit toute petite, toute plate. Devant, à quatre pattes, le souffle court, il balayait le faible espace de moulinets rageurs. A nouveau, le même bruit mou, caoutchouté. Un gémissement. Presque doux, comme un reproche. Il fourragea de la pointe. Guiguite jaillit près du seau à charbon, sanglante, les yeux fous. Il cingla vers la nuque. Il y eut comme un craquement. Et puis plus rien. La bête s'était couchée, immobile désormais sur le carrelage passé que son sang commençait à rougir.

Le tisonnier toujours en main, il se redressa enfin, haletant, regarda l'animal un long moment, puis s'ébroua. Il se remplit un grand verre d'eau qu'il but d'une seule haleine, se saisit comme machinalement d'un grand sac poubelle et, par le bout de la queue, y glissa la fourrure encore tiède avant de refermer. Il remplit la cuvette, chercha l'éponge et, à genoux, nettoya le carrelage. Sous l'étagère, dans le fatras des lettres et des journaux éparpillés, il avisa le billet d'avion.
Il se leva, le regarda et, de sa main rose de sang, le déchira lentement, en tout petits morceaux.
André Fanet © le Soleil se lève à l'Est - 30/06/2001 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum