La transparence opaque : II
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La transparence opaque : II

La transparence poussée à l'extrême transforme l'homme en un être invisible juste bon à ... rien !!! C'est le paradoxe d'une époque qui propose comme unique moyen d'identification l'image : l'image télé, l'image internet, l'image cinéma, l'image publicitaire, l'image de la réussite à travers les images des dirigeants vainqueurs et de la bourse triomphante et même encore et toujours l'image classique, celle de la photo d'identité comme identification antique, comme portrait anthropométrique. Cette dictature de l'image s'accompagne paradoxalement d'une uniformisation des représentations modèles selon des standards tous plus caricaturaux les uns que les autres. Chaque tendance correspond à une case, à un tiroir, à une niche ou pour être plus tendance à une tribu car le point commun de tous les hommes invisibles est évidemment qu'ils se ressemblent plus encore que des frères homozygotes. Rien de plus ressemblant à un homme invisible qu'un autre homme invisible.

Si les qualités d'invisibilité, d'inexistence et de transparences n'ont jamais été considérées comme des qualités fortes, elles n'en sont pas moins si présentes qu'elles semblent universelles. Il n'y a plus un endroit au monde où l'homme peut revendiquer son trou noir intérieur. S'il prend le risque de le faire alors on l'envoie chez un psy pour qu'il puisse explorer son intime dans les règles et le faire partager aux autres malheureux. La transparence c'est la dépendance au « regard » des autres. Rien n'échappe à personne, ni l'endroit ou l'on se cache, ni ses déplacements, ni ses achats, ni ses goûts culturels ou sexuels ni rien d'autres, ni ses rêves, ni ses fantasmes, ni ... .

Pourquoi et comment l'individu accepte t'il de se soumettre délibérément à cette évolution qui tend à le rendre esclave ? C'est en partie un mystère même si l'ambivalence humaine qui pousse l'individu à éprouver le besoin d'exister et donc d'être connu et reconnu mais qui le conduit également à se taire quand il le désir, cette ambivalence repose sur un équilibre précaire soumis à tous les roulis et parfois au chavirage.

Il y a une certaine inconscience à pleurer sur l'individu singulier donc subversif d'un endroit, le web, qui est le symbole même de la fausse liberté du citoyen puisque même s'il n'en a pas conscience il y est pisté. Le surfeur sème à tout vent des graines de lui-même qui sont classées, triées, stockées. Il n'est plus qu'un corpus d'adresse de références. C'est le lieu de la dissolution de la personne physique, c'est le lieu de l'inexistence réelle (joli paradoxe n'est-il pas ?) dont il n'a pas conscience comme Bruce Willis dans le « 6° sens » ne sait pas qu'il n'est pas !.

Mais quel est donc ce pouvoir qui impose la transparence ? Pouvoir religieux ? Non car il fonde son pouvoir sur le mystère. Les pouvoirs politiques, judiciaires etc. ? Non plus, ceux là ne peuvent exister que dans l'ombre et la lumière, les contrastes, le rapport secret/aveux, fondement même de leur existence. Il ne reste que le pouvoir économique qui numérise tout, et les mots, et les concepts, et les idées, c'est à dire l'émanation des cerveaux individuels et collectifs. Au tout au moins croit-il pouvoir le faire, et pour le faire, il à intérêt lui-même à jouer le jeu de la transparence (le MEDEF ne demande t'il pas aux patrons de dévoiler leurs rémunérations ?), de la simplification, de la normalisation pour que tout soit visible donc maîtrisable. Le pouvoir économique dissous chaque individu dans des archétypes economicus efficaces. L'heure des fantômes trébuchants a sonné.
Nicolas Woerner © le Soleil se lève à l'Est - 20/02/2000 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum