...ou l’on apprend que l’on peut être fort mécontent
de se découvrir formidable quand on pensait ne pas l’être
D’abord les présentations :
Le guide, c'est Nicolas. Vingt-quatre ans, yeux clairs, sourire inimitable, teint hâlé, musculature impressionnante, idéaux intacts. Magnifique spécimen de Conquérant de l'Inutile, malheureusement pas encore parfaitement rodé (seulement seize clients au compteur).
Le client, c'est Fred. Riche mais pas trop. Un peu chauve mais pas encore complètement. Se trouve encore bien pour son âge.
Le décor : une paroi sans histoire qui préfère garder l'anonymat, surtout après ce qui s'est passé (et on peut la comprendre). A l'arrière-plan, le regard religieusement baissé des autres montagnes qui observent les protagonistes de loin, l'air de rien, depuis l'aurore.
Le drame, c'est que Nicolas grimpe, grimpe, grimpe... beaucoup trop vite pour Fred. Fred halète, rouspète, gémit, mais rien n'y fait : à peine arrive-t-il au relais que Nicolas s'en échappe avec les grands mouvements souples d'un pantin pressé.
Mais pourquoi il court comme ça ? Fred n'a même pas le temps de le demander.
Déjà, la corde se tend. La corde s'étire, s'impatiente, s'escrime à hisser Fred. Et Fred repart pour une longueur. Le plus vite qu'il le peut.
Le ciel est clair, le soleil sourit, l'air est palpable de transparence. Le temps restera beau. Pas le moindre vilain nuage d'orage en vue, Fred le sait bien. Alors pourquoi il court comme ça ?
Le rocher est sain, les prises franches, la montagne consentante. Pas une seule chute de pierres depuis ce matin, Fred l'a bien remarqué. Alors pourquoi il court comme ça ?
Tâtonnant de ses quatre tentacules, Fred s'embourbe dans les fissures, s'empêtre dans les oppositions. Fred est emberlificoté de fatigue, tout entortillé de honte. Lui qui croyait être un bon grimpeur (tu parles !), c'est cette voie qui est bien trop difficile pour lui. Il s'imaginait être en grande forme (en forme pour des vacances à la plage, oui !), mai si seulement l'allure était un peu moins rapide ! Lui qui se figurait grimper mieux maintenant qu'à vingt ans... Chacun de ses muscles lui rappelle qu'il a déjà ... déjà ... oh la la ! Mais qu'est-ce que tu fous encore ici, vieux débris ?
Fred se mousquetonne à ses remords. Il aurait dû engager Christian, comme d'habitude. Mais Christian n'était pas libre. Et Christian lui avait conseillé Nicolas. Quel gaillard ce Nicolas ! Mais c'est quoi son problème pour filer si vite ? Il doit être trop jeune, trop fort. Aimanté par le ciel, peut-être ...
Depuis qu'ils sont partis : "Pas le temps !" Pas le temps de sucer un abricot. Pas le temps de faire pipi. Pas le temps de prendre une photo. Et cette satanée gourde qui glougloute avec une régularité de pendule au fond du sac, comme elle le nargue, Fred.
"Plus que deux longueurs !", s'est écrié Nicolas la dernière fois qu'il a filé vers le haut.
Maintenant ça y est : Fred s'est vaché à sa colère. Mais nom de bleu ! C'est quand même lui paie ! Fred, il lui faut le temps d'absorber tout ça, du grain de peau de cette beauté de paroi à la profondeur bleutée de l'horizon tranché tout net par la grisaille du glacier. Il veut s'en souvenir, de cette journée, Fred. Il les veut ces moments, ces émotions, ces sensations à ressasser sans fin les soirées triste d'automne à Paris, en regardant son plat surgelé tourner consciencieusement dans le micro-onde.
A bien y réfléchir, c'est un peu comme si Nicolas le volait. Oui, c'est du vol. Du vol de la pire espèce : du vol d'émotions.
Fred s'en étouffe de colère, comme si le baudrier tiraillé par la corde ne le serrait déjà pas assez. Ah mais ! Son guide va l'entendre au prochain relais ! Pas le temps. Pas le temps. Même pas le temps de lui aboyer que ça suffit à Nicolas. De lui ordonner de s'expliquer. De lui imposer de ralentir. De lui mendier un peu de mou sur la corde. De le supplier de le laisser enfin souffler un moment.
Fred a la bouche pâteuse. Les lèvres gluantes. Le corps en sueur. Les muscles tremblants.
Il en pleurerait.
Lui qui se glorifiait des compliments de Christian, le voilà râlant comme un vieux chien galeux à la poursuite d'un jeune couillon qui porte l'insigne de guide depuis trois mois.
"Du mou !! Du mou !!", hurle d'en haut le couillon. Fred n'arrive pas à l'assurer au rythme auquel il grimpe. Il doit carrément pousser la corde par brassées dans le descendeur. Ce couillon, même l'assurer, c'est épuisant. Presque aussi épuisant que de le suivre.
Bon, courage : re-départ.
Plus que cinq mètres, Fred. Plus que deux. Fred sait bien que le ciel tout entier attend de lui tomber dessus là-haut. Ça y est, il débouche au sommet. Ses doigts se crispent sur les dernières prises. Ses pieds raclent piteusement la paroi. Avec des gémissements étouffés aussi pathétiques que des cris de plaisir, il arrache un genou au vide et le hisse sur la dalle sommitale. Son postérieur le suit. Le voilà à quatre pattes. Puis debout, titubant, la bouche ouverte, les poumons écartelés, incrédule.
Nicolas laisse tomber la corde et se vire les yeux à la montre. Puis, bien droit en plein ciel, il ouvre les bras face à Fred. Fred ne se demande même pas ce qu'il fait. Il s'en fout complètement. Il remarque que le couillon ressemble à la statue du Christ de Rio dans cette position. Mais Fred est trop fatigué pour le dire, ou même en sourire. Trop agréablement surpris que son corps soit enfin à l'arrêt. Il apprécie presque les coups sourds de son propre sang sous ses tempes.
Nicolas fait un pas vers Fred, la lippe frémissante, la larme à l’œil :
"Christian ne m'avait pas menti : vous êtes un client formidable. On a battu le record de quarante minutes dans cette voie !" et il le prend dans ses bras.
Fred chancelle, pris de court par le geste. Sa première pensée, c'est que ça sent mauvais, un guide en sueur. Presque autant qu'un chien mouillé. Dans un autre registre olfactif, bien entendu.
Sa seconde, c'est qu'il se demande si, il pousse le couillon dans le vide toute de suite, ou si, il boit d'abord un coup d'eau.