'est toujours ce bruit-là qui me réveille. Bien avant les annonces dans les haut-parleurs, bien avant le tremblement des métros juste en dessous, avant même les sifflements des balayeurs, avant les voix, avant que Max ne bouge.
Max - qui a pourtant l'ouïe si fine -, dort encore quand ce bruit-là me réveille. Ou alors il fait semblant, juste par paresse, par envie de continuer à se prélasser au chaud de nos deux corps. Je dors en virgule et ce que Max préfère, c'est s'allonger contre moi, recroquevillé, la tête logée au creux de mon cou. Je sens son souffle tiède et sa respiration régulière faire monter et descendre sa cage thoracique, j'adore ça, ça me fait des bouffées de tendresse tous les matins juste pour lui, tandis qu'il dort encore ou fait semblant, et je le serre plus fort dans mes bras pour qu'il sente bien comme il compte.
Moi, je n'ouvre pas tout de suite les yeux. J'écoute d'abord le bruit et je n'ai pas besoin de regarder, je sais exactement ce qu'il se passe. C'est comme un jeu. Sauf qu'à force d'y jouer c'est devenu du gâteau. Je ne me trompe jamais, ou alors quand ça arrive c'est vraiment exceptionnel.
Alors bon, d'abord, il y a les femmes. Les plus faciles à reconnaître. Surtout quand ce sont de vraies femmes. Avec chaussures à talons et tout l'attirail, je veux dire. Ça fait des petits pas rapprochés, secs, durs, rapides, en ligne droite. Parmi elles, les expertes font claquer ça avec le détachement et l'élégance d'une série de points d'exclamation : tac ! tac ! tac ! tac ! tac ! Ça mitraille ! Et il faut que ça vous résonne assez pour annoncer que ce n'est pas n'importe qui qui s'avance mais THE femme ! Celle d'aujourd'hui qui doit faire croire qu'elle assume et assure sur tous les fronts, qu'elle sait ce qu'elle veut et quand et pourquoi. Celle qui s'apprête à entrer en réunion en somme. Le parcours de ces femmes est rarement dévié par les cheminements en sens inverse. On se pousse plutôt pour les laisser passer. On les voit, on les entend d'assez loin pour ça. Bref, comme je le disais, elles ont une parfaite maîtrise du talon aiguille, qu'il soit monté sur bottes - ce qui est revenu très fort à la mode cette année -, sur bottes, donc, ou sur bottines, ou sur escarpins, ou sur mules... À noter quand même que la mule se distingue des autres par le double clappement : un contre le sol suivi d'un second très rapproché contre le talon.
Sous-catégorie du même groupe : les "débutantes-vraies-femmes". Mêmes chaussures, talons légèrement moins hauts, légèrement plus robustes. Les pas sont un peu moins rapides et réguliers, ça fait plutôt : tac ! tac ! ... tactac ! ...tac ! ...tac !
Et parfois un petit raclement sur l'asphalte, suivi du déhanché salvateur en contre-temps qui remet de l'équilibre dans tout ça.
Au début, les "débutantes-vraies-femmes" me mettaient immanquablement d'humeur joyeuse. Ça me faisait marrer quoi. Un divertissement comme un autre en attendant que Max se réveille. Je les attendais au tournant, je me réjouissais en les entendant arriver de loin. Mais maintenant, je suis un peu blasée et il faut vraiment qu'elles ne soient pas douées ou qu'elles le fassent exprès (ce qui n'est encore jamais arrivé) pour m'arracher un sourire. En résumé, les talons aiguilles, c'est vraiment le plus simple à reconnaître les yeux fermés et si quelqu'un voulait jouer avec moi, on pourrait considérer, par exemple, que ce serait le niveau un.
À l'opposé, mais facile aussi, il y a les banlieusards. La racaille, quoi. Alors eux, c'est tout le contraire. C'est mou, c'est lent, ça traîne parce qu'il faut surtout que la gomme de la semelle adhère le plus longtemps possible au sol pour bien montrer le désenchantement. Baskets pour tout le monde, donc, pas d'embrouille. À part que moi, avec l'entraînement, j'en suis arrivée à différencier les marques : Nike, Reebok, Coq Sportif, Adidas : à chacune son chuintement bien à elle et je me demande même si les fabricants ne le font pas exprès. On peut dire que c'est le niveau deux parce que, s'il y a peu de chance de se tromper, on peut quand même les confondre, au début, avec les sportifs fatigués, de retour d'un match de squash ou de foot par exemple, qui traînent eux aussi des pieds en baskets. Bon, moi je sais bien que c'est différent, que l'intention n'est pas la même, que la fatigue est plus physique que morale, mais vous, par exemple, vous n'êtes pas censés faire la différence d'emblée.
Ah ! J'oubliais. Avant le niveau un, le niveau zéro, pour l'entraînement : les handicapés qui sont, bien sûr, de plusieurs sortes. En fauteuil, alors là c'est quand même le b-a-ba : glissement élastique de pneus accompagné, soit du frottement des mains qui donnent de l'élan aux roues, soit du petit ronflement électrique du moteur. En béquilles, ce qui donne : double choc métallique absorbé par les embouts caoutchouteux, un temps, frôlement précautionneux du posé de pied ou de pieds, un temps, double choc métallique absorbé par les embouts caoutchouteux, un temps et ainsi de suite. Et aussi les aveugles, qui avancent irrégulièrement et dont on entend à peine les pas incertains quand on n'y connaît rien, car ils sont couverts par les tâtonnements hésitants et rapprochés de la canne qui peut d'ailleurs émettre toute une série de notes selon l'endroit où elle cogne.
Le niveau trois consisterait à reconnaître les vieux. Disons, au-dessus de soixante-dix ans. Leurs chaussures confortables, parfois orthopédiques, en peau ou cuir souple et aux coutures résistantes, font peu de bruit. C'est justement cette discrétion du pas, un peu traînant, mal assuré, qui doit mettre la puce à l'oreille, d'autant que ce sont quasiment les seuls à s'autoriser fréquemment des pauses de quelques secondes au beau milieu de leur progression. On peut les confondre avec tout ce qui est bonne sœur par exemple, qui elles aussi marchent sur des neufs mais avec un tempo beaucoup plus régulier.
Le niveau quatre est nettement plus dur. C'est l'affluence des indifférenciés pour une oreille inexperte. On reconnaît assez facilement les chaussures, mais pour savoir qui les porte, il faut prendre en compte bien d'autres critères : l'appui, dont on peut déduire le poids ; la cadence, qui, comme on l'a vu, est particulièrement révélatrice ; la trajectoire, plus ou moins sinueuse dans la foule. Et puis, évidemment, on ne peut rien faire de tout ça sans considérer les démarches : souples, dansantes, sautillantes, raides, piquées, glissées, dynamiques ou accablées, titubantes, déambulatoires, volontaires, distraites... On peut, bien sûr, faire des grands groupes pour s'aider au début, mais il ne faut pas trop généraliser, ça peut induire en erreur.
Quelqu'un qui aurait à peine deux ou trois jours de pratique, par exemple, serait capable de faire ce classement somme toute assez juste mais grossier : mocassins très 16ème arrondissement, sandales et sandalettes plutôt catho ou allemandes, tongs d'été (il y a une certaine similitude entre la mule et la tong au niveau auditif sauf que, la tong est plus légère et fait transpirer d'avantage, ce qui lui confère des consonances plus liquides) pour les sportifs des bacs à sable, Kickers pour ados attardés, Rangers : militaires, punks et gothiques ou maîtres-chiens, babouches pour africains endimanchés, claquettes avec lesquelles on va faire les courses pour le barbecue du midi, santiags en serpent ou croco qui sont une espèce menacée, rollers quad ou on-line qui se portent bien, tennis : sorte d'uniforme unisexe pour tous les âges ou comment ne pas se démarquer...
Je ne vais pas non plus vous faire toute la liste, mais je peux toujours dire qu'avec la pratique, rien qu'à I `ouïe, on finit par savoir exactement en quoi elles sont faites, toutes ces godasses, combien de centimètres font leurs talons - même s'ils sont compensés -, si leur bout est plutôt rond, carré ou pointu, avec ou sans brides, lacées ou non, montantes ou pas, bref tout le toutim, et de là, on en déduit qui a les pieds dedans. C'est une autre paire de manches et les experts ne livrent jamais tous leurs petits secrets mais ce qui est sûr, c'est qu'il faut sacrément de don d'observation et surtout, de la psychologie dans l'oreille.
C'est toujours ce bruit-là qui me réveille. Bien avant les annonces dans les haut parleurs, bien avant le tremblement des métros juste en dessous, avant même les sifflements des balayeurs, avant les voix, avant que Max ne bouge. Tous ces pas qui s'insinuent dans mes rêves et finissent toujours par m'en extirper, tous ces pas perdus pour d'autres que j'écoute longtemps avant d'ouvrir les yeux.
Ce matin, au moment même où je me suis enfin décidée à émerger, je me suis retrouvée avec, dans mon champ de vision, les grandes enjambées d'un père en chaussures de ville, suivies des petites foulées de son fils, trottinant frénétiquement à trente centimètres derrière lui. Ça avait l'air d'être un vrai calvaire de soutenir la distance et il a fini par s'emmêler les pinceaux et par se vautrer juste devant moi. Boum sur ses petits genoux potelés et les mains en avant. J'ai vu les chaussures du père (du 43) s'immobiliser, pivoter sur elles-mêmes, et puis, soudain, l'enfant a décollé, happé vers le haut, et il est sorti de mon décor.
Je crois bien que d'aussi loin que je puisse me rappeler, mon premier souvenir c'est exactement ça. Je suis en maillot de bain à la mer, deux bras m'empoignent sous les aisselles en me serrant un tout petit peu trop, en me pinçant un tout petit peu sans le faire exprès, et puis, la seconde d'après, l'euphorie, l'ivresse absolue, l'envol vers les cieux, vers le soleil, vers la barbe de mon père. Malgré tous mes efforts pour la garder bien coincée entre mes doigts de pieds, l'une de mes minuscules tongs s'échappe et va s'écraser par terre dans le sable, plusieurs mètres en bas au moins, avec un petit bruit de plastique, mat et insignifiant.
Mais c'était il y a longtemps.
Là, je me dis que ça fait encore drôle, quand même, certains matins, toutes ces paires de jambes comme des sécateurs qui tailleraient l'air autour de nous. Parfois, ils passent si près qu'on dirait que je n'existe pas et qu'ils vont s'essuyer les semelles sur mes cheveux. Je m'assois, je m'étire, les poils noirs de Max qui a roulé sur le dos sont tout doux entre mes doigts, il se met à me lécher le jean avec application et me regarde avec des yeux qui suintent tellement d'amour que c'en est déchirant. Je remets mes docks, je me racle la gorge. C'est drôle, j'ai beau connaître toutes ces démarches par coeur, tous ces bruits de chaussures sur le bout des doigts, n'avoir même plus besoin de lever le nez pour savoir à qui sont ces pompes-là, je n'arrive jamais, jamais, à savoir à l'avance quelles sont celles qui vont s'immobiliser un instant devant moi quand je reprends mon couplet habituel.
- Bonjour, excusez-moi, vous auriez pas un euro, une clope ou un ticket restaurant à dépanner s'il vous plaît ?