Le ballon de chiffons
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Le ballon de chiffons

Nouvelles 2002


C
  Êtres humains
'est au point du jour que se perpètrent les sales besognes.
Ils ont surgi à la hussarde, dès le potron-minet : une harde d'hommes, dans le même uniforme gris, qui ont forcé les portes à grand fracas...
07/11/2002
U
  Le ballon de chiffons
n peu embarrassé par ma burqa, je me suis enfourné dans le taxi et, sans attendre qu'il me questionne, j'ai tendu au chauffeur une carte avec une adresse.
Pourvu qu'il ne me demande rien...
07/11/2002
R
  Les visages de papier
obert se leva sans grand courage. Il se sentait fatigué, très fatigué depuis quelques jours. Il enfila un peignoir et rejoignit son bureau en traînant les pieds....
07/11/2002
U
n peu embarrassé par ma burqa, je me suis enfourné dans le taxi et, sans attendre qu'il me questionne, j'ai tendu au chauffeur une carte avec une adresse.
Pourvu qu'il ne me demande rien...
Il a démarré tranquillement. Tout en conduisant, il a coincé la carte sur le tableau de bord entre une rose en plastique scotchée par une ventouse transparente et un invraisemblable collage de coupures de magazines, papillons, fleurs, angelots, stars en bikini et lunettes noires sur fond de plages et palmiers et Zinedine Zidane photographié en match.

Traversée sans histoire du poste-frontière. Le paysage défile, découpé en carrés par le grillage de mon voile. C'était donc comme ça que les femmes de ce pays appréhendaient le monde, bouts de ciels encadrés de noir, comme un message de deuil sur un faire-part, brisures de soleils, couleurs violées, jamais rien d'entier.
J'ai descendu la vitre et calé l'objectif de ma caméra dans le trou de ma manche. Elle au moins voyait clair.
Bleu du ciel comme une mémoire d'Eden, maisons de pisé, le ruban sinuait entre des collines safran, cannelle, rouges, parsemées de cailloux blancs.

On a croisé un autobus peint de motifs joyeux, avec des vitres cassées et des cheveux au vent, et un camion, une antiquité, où étaient accrochées des grappes d'hommes, de femmes, d'enfants, mêlées à des sacs, des malles, des poules, drolatique et improbable bric à brac. Et puis un autre, kaki, d'où dépassaient des visages encagoulés et des kalachnikov.
Nous avons traversé un village. Le chauffeur s'est arrêté. Il s'est tourné vers moi, a dit quelques mots. J'ai compris qu'il n'en avait pas pour longtemps.
Panoramique sur la place qui somnole. Des silhouettes de femmes barricadées dans leur burka sont assises sur un seuil. Il y a des bébés dans leurs bras et, serrées dans leurs superpositions de pantalons et de voiles, des petites filles avec des yeux immenses, jamais je n'ai vu des yeux comme ça, des yeux gloutons, pressés de dévorer le monde qui bientôt leur sera enlevé.

Des garçons s'échappent d'une maison dans une envolée de rires. Ils shootent dans une drôle de chose, on dirait, oui, une poupée de chiffons à qui l'on aurait noué ensemble bras et jambes pour lui donner un air de ballon. Ils ont ôté leurs chemises qu'ils ont disposées aux deux bouts de la place pour figurer les buts.
Est-ce qu'ils ont jamais joué avec un vrai ballon ? J'ai pensé à mon Pierre, à sa main dans la mienne quand nous traversons devant l'école, à nos parties de foot sur la pelouse. Et je me suis dit qu'à mon prochain voyage, je leur en apporterais un, de ballon, un vrai, en cuir, avec l'autographe de Zidane.
Les filles suivaient le jeu avec envie. La caméra caressait leurs chevelures lisses, leurs visages de madones, leurs bouches gourmandes. Innocence de l'enfance malgré la misère et la guerre.

Soudain, un nœud dans mon ventre, puis un trou noir, mon cerveau paralysé. J'ai cessé de respirer. Le temps s'est arrêté.
Comme on se réveille d'un mauvais sommeil, j’ai vu le chauffeur surgir d’une foule d’yeux en désordre, ouvrir la portière, tourner la clé de contact, ses mains tremblaient sur le volant.
On a roulé encore. Et puis à un moment, on s’est retrouvés bloqués par des camions en travers de la piste.
Avant d’être arrêté, j’ai eu le temps d’extraire de son logement la minuscule cassette - manipulation-éclair, précise, efficace, geste automatique de vieux professionnel, accompli des milliers de fois et que l’urgence de la situation n’avait pas suffi à déstabiliser - et de la glisser dans la main du chauffeur avec l’enveloppe déjà timbrée et libellée à l’adresse de la rédaction. Dedans, un billet et ma carte de presse.

Réflexe imbécile. Déjà je regrette, comment prouver maintenant mon identité ? Ici les jugements sont expéditifs, les exécutions banales. J’ai peur. Malgré la chaleur, je suis pris de frissons. Il me vient à l’esprit la scène, retransmise sur toutes les télévisions, de cette femme, silhouette bleu pâle se découpant sur le fond cru d’un ciel indifférent, la foule rangée en cercle tout autour, le pistolet au bout d’un bras impitoyable qui se pose sur la nuque, cet instant qui dure et dure et dure, non, il ne peut pas faire ça, on prie de toutes ses forces, qu’il renonce, qu’il ait pitié, et le bras qui se tend un peu plus encore, et le corps qui s’effondre et se ratatine aux pieds du bourreau.
J’ai une pensée aussi pour cette autre femme, anonyme, qui a pris la photo au péril de sa vie, pour que l’on sache, qu’on leur envoie de l’aide. Et je me dis que c’est ça qu’il faut faire.
N’était-ce pas ce pourquoi j’étais venu ? Pour témoigner, comme elle, de la barbarie des gouvernants et de celle de leurs hôtes criminels ?
Ils m’ont lié les mains dans le dos. Je hais leurs barbes d’ogres et leurs turbans de mauvais génies, le bleu cruel au-dessus de ma tête et le voile rouge vif de la femme qui m’a vu à genoux et le brun orangé de la terre qui m’accueille. Je hais le bleu, le rouge, le brun, toutes les couleurs. Je voudrais que toutes les couleurs se mêlent jusqu’au noir. Revenir à hier, effacer ce jour, tout recommencer dans l’innocence de l’aube.

On me pousse dans un camion, on me colle un bandeau sur les yeux par dessus le voile. Le tissu sent mauvais,mélange indéterminé, il me semble identifier l’odeur un peu aigre des peaux mal tannées et celle de l’huile de vidange. Voyage chaotique, ce qui ajoute encore à l'écœurement. Je me ramasse en une toute petite chose. Un seule idée, résister à l'envie de vomir.
Le camion freine brutalement.
Je me retrouve assis. Contact froid, métallique. Brouhaha de discussions dont le sens m'échappe. On finit par m'enlever le bandeau. Je suis cerné par des fusils et des hommes sans visage. Les murs sont blancs et il y a des nattes colorées sur le sol en terre.
- Profession ? demande un des hommes dans un anglais qui, dans d'autres circonstances, m'eût fait sourire.
- Je suis journaliste. Journaliste reporter d'images.
Des propos s'échangent, auxquels je ne comprends rien.
Les regards naviguent, incertains, du prisonnier que je suis à la caméra vide qu'un des hommes brandit comme un scalp, de la caméra au petit tas, sur le sol, de mes vêtements d'emprunt. Ils reviennent finalement à moi, s'attardent sur mes mains et mes ongles peints au henné.
- Espion, dit encore la voix.
- Je ne suis pas un espion. Prêtez-moi du papier et un stylo.
Des mains agacées me tendent un bloc sale et un bic jaune mâchouillé au bout. J'écris mon nom, l'adresse et le téléphone de la rédaction.
Drôle d'impression. Comme si la mise sur le papier de mon identité venait de me faire prendre conscience, brutalement, de l'évidence : cet homme dont j'écrivais le nom par habitude me semblait d'un coup un étranger. Crise identitaire. Repères brouillés, certitudes évanouies.

Mon métier, à quoi je servais ?
A justifier aux yeux du monde l'intervention musclée de l'Amérique, les "frappes chirurgicales", le pilonnage des B 52, les bavures, les morts civiles et les bombes à fragmentation ?
J'ai pensé à Suzanne... pardon... j'aurais dû... quelle imprudence...
Et toi mon Pierre... Qu'est-ce qu'on allait te dire, mon Pierre ? Pourvu qu'il ne t'arrive rien, jamais... Les enfants sont faits pour grandir et aimer et rire et devenir des hommes et aimer encore, et avoir des enfants à leur tour, et raconter des histoires à leurs petits enfants en les faisant sauter sur leurs genoux.
Pierre, Suzanne... j'ai eu tellement peur de vous perdre...
J'ignore quelles amitiés, quels pouvoirs, quelles tractations, m'ont valu d'être finalement relâché. Le fait est, j'ai retrouvé les miens et la vie a repris.

La rédaction n'avait pas reçu mes images. J'ai maudit ma naïveté et mon chauffeur d'un jour.
Je l'ai maudit jusqu'à ce jour de décembre, bien des semaines après mon retour, où j'ai appris la vérité. Le hasard m'avait fait rencontrer à la machine à café le responsable du courrier qui se souvenait parfaitement de ce que contenait l'enveloppe, postée de Kaboul, qu'on lui avait demandé d'ouvrir avec des gants et un masque parce qu'on craignait un envoi piégé à l'anthrax. La cassette avait été remise à mon boss.
Qu'en avait-il fait ? Peu importe. Ce qu'il en avait fait me chavirait moins que la brutalité de la révélation : à la rédaction, on n'avait pas voulu de mes images. Ce n'était pas pour ça qu'on m'avait envoyé là-bas, on ne voulait pas de cette vérité-là.
J'ai déposé ma lettre de démission sur son bureau, ramassé quelques affaires, respiré dehors le froid vif de l'hiver. J'ai offert mon front, mes yeux, mon cou, aux larmes de pluie et de neige qui noyaient le ciel de Paris et je me suis senti un homme libre.

Les images remontent à la conscience, me submergent, impossible de couper le film, perception aigüe et douloureuse.
Une silhouette bleue s'est dressée sur le ciel dur et hurle un nom.
Aziz !
Le garçon a enjambé un barbelé à quelques mètres de la place, il est pieds nus, il court sur l'herbe jaune, attrape le ballon de chiffons. Le voilà qui fait demi- tour, fait un signe vers sa mère.
Il ne repassera pas le barbelé. Le sol s'est déchiré dans un fracas de fin du monde. La tête de l'enfant est projetée vers le soleil dans une explosion de sang et de terre. Le corps mutilé s'éparpille dans l'herbe jaune éclaboussée de rouge.

Dans le trou de ma manche, la caméra filmait toujours.
Françoise Guyon © le Soleil se lève à l'Est - 07/11/2002 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum