Plaisirs de manche
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Plaisirs de manche

J'ai emmêlé mes doigts le long de son bois.
J'ai suivi les rails de nylon, le pouce sur le ballast.
J'ai ponctué mon solo de granules d'ivoire.
J'ai fais quelques haltes d'harmoniques en harmoniques, de traverses en traverses jusqu'à la douzième frette, celle qui chante quand on l'effleure. Un jour j'irai plus loin, peut être jusqu'à la treizième, peut être encore plus, peut être jusqu'au bout.

L'autre main, mon tchoukouu tchouk à vapeur, brosse la rosace. Puits aux mystères en résonances, elle s'ouvre dans la caisse et exhale des torrents aux effluves de notes. Une fois j'ai écouté dedans; j'avais enlevé les cordes et enfoncé mon oreille : ne croyez plus les calembredaines et autres fariboles que d'aucun vous racontent, je n'y ai rien entendu, rien, nothing, j'espérais découvrir le halètement d'un train qui grimpe en montagne, la mer, son sac et son ressac, mais rien de rien, sinon le bruissement du bois quand il libère son battement de coeur.

Index en descendant et pouce dans l'autre sens, ongles qui s'opposent, ou frottis vigoureux, souffle en aller, souffle en retour, souffle diaphragmatique qui relâche les tensions. Soufflet de forge qui attise les tisons, respire d'attention. Expire et inspire, gimmick de la vie, de la musique, du tempo; rasgueados et solea; voilà pour le fond.

Pour le reste, la pulpe évanescente du doigt qui s'en va déjà de la corde, à cet endroit subtil ou elle peut se nouer en harmoniques, d'octave, tierce, quinte et tutti quanti, découpe de petites gouttes fragiles aux reflets translucides posés sur les autres, les grosses, les notes du bourdon, les Mi La Re et les altérations qui vont dessus.
Je la tiens contre moi, la douze cordes jumbo, ventrue, fessue. J'ai collé ma poitrine à sa caisse. Elle résonne des basses pincés par le plectre. Je reviens toujours "aux cordes du haut qu'on appel les basses" (merci Boby Lapointe) pour les tirlipotter un peu plus fort et qu'elles entraînent toutes les autres dans un mouvement sympathique, tellement sympathique ! Sensations fabuleuses que seul le pratiquant qui oublie ses muscles, ses quadruples croches, ses démonstrations de foire du trône peut percevoir.

Cette tétanisation de l'athlète qui confond sourire crispé et saveur du moment, qui mélange olympiade et détachement qui oublie que les ondes ne s'apprécient pas uniquement via l'oreille, cette tétanisation, disais je, ne se guérit pas d'un vaccin bien planté. Tant pis pour lui.
J'aime sentir ma caisse, synapse de bois collé à ma peau, me délivrer de grandes brassées de basses.

Dans les moments d'intense concentration quand le pratiquant se gratte le ventre, il sourit de bonheur. Il peut enfin libérer sa musique, laisser chanter sa guitare loin des poncifs du genre. Il peut même chanter avec elle. Il peut même chanter avec les autres, les caisses à mélodies de ma pièce à musique. J'en ai six qui laissent bondir les sons de l'une à l'autre quand parfois un ami, l'hystérique du genre, s'exprime sur la plus grosse, celle aux deux fois six lignes de vie, au manche un peu plus large, aux hanches un peu plus rondes, l'électrique trône sur son piédestal. La vieille mandoline aux parements de nacre minaude dans son coin, le dulcimer artisanalofolkeux balbutie, le violon antédiluvien rescapé d'un grenier abandonné roupille, comme d'habitude. Les six cordes de l'espagnole s'en donnent à coeur joie; j'effleure la peau du vieux tam tam, il m'envoie dans le bout des doigts la traduction kinesthésique des délires de mon ami gratteux. Comme d'habitude il va me péter les chanterelles !!!


Nicolas Woerner © le Soleil se lève à l'Est - 30/05/1998 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum