« Portable Inside »
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« Portable Inside »

Texte écrit après la lecture d'un dossier du Monde consacré au piercing, branding et autres techniques de marquage. Ce texte à été envoyé au médiateur du Monde et à Antoine Spire qui nous à répondu.

Dans les analyses que vous proposez dans l'édition du 25-26/10/98 concernant les nouvelles mutilations (scarification, branding, piercing etc.) la dimension « temps » semble insuffisamment approfondie. Pour l'individu qui le pratique cet acte est avant tout éternel. Dans une époque où l'avenir est des plus incertain, où les incertitudes touchent tous les aspects de l'existence, où rien n'est sûr au-delà d'un futur tellement proche qu'on peut se demander s'il n'est pas déjà passé ! Dans cette époque de transparence paradoxalement opaque ces marques violentes sont permanentes et localisables. Le temps et le lieu sont arrêtés, on connaît enfin un « » (sur soi) et un « quand » (pour toujours).

L'adhésion à une tribu est ainsi rendue permanent par l'indélébilité de la marque. C'est un acte sans retour. C'est un acte inoubliable qui à la fois rend présent le passé et pose un repère dans l'avenir.
  • Il s'agit de faire aujourd'hui quelque chose qui sera encore visible lorsque la mort viendra.
  • Il s'agit de concrétiser dans la douleur un avenir inexistant.
  • Il s'agit de sacrifier et sanctifier l'enveloppe charnelle comme seule certitude ; Seule vérité ; Seule réalité.

Cette tendance est à rapprocher de celle, analysée dans ce même numéro sur la généralisation du portable. Je prolongerais cette phrase mise en exergue « nous vivons à l'heure des rassemblements éphémères » en insistant sur l'irréalité des rassemblements sur le réseau. Vidéoconférence, internet, portable : le no man's land abandonne cette définition de « terrain vague inhabité » pour devenir un terrain d'« entente » inexistant. Le porteur de portable est ainsi attaché par un lien invisible au quatrième monde, ni physique, ni intellectuel, ni spirituel mais virtuel comme on dit au 20h.

Ephémères rencontres, mouvance des relations, nomadisme réinventé, autant de bonnes raisons de développer des outils de communication performants et mobiles. Sans visibilité, ni boussole-GPS l'individu s'invente des marques profondes pour être sûr de se trouver et de se reconnaître lui-même dans le brouillard.

Ainsi l'ancre du bateau planté dans le fond empêche l'esquif de dériver !
Malgré le manque de visibilité congénital de ce satané avenir on peut prévoir que bientôt le portable sera glissé sous la peau et conjuguera ainsi les deux tendances : la marque et le lien ! Et l'homme portera une belle étiquette « portable inside » sur le front.

La réponse d'Antoine Spire, envoyée à solest le 20/01/98

Cher Monsieur,
(...)
Nous avons bien reçu votre courrier et c'est avec beaucoup de retard que nous y répondons. Vous attirez notre attention sur l'importance de l'élément de temporalité dans le phénomène des « nouvelles mutilations». Il nous semble que vous insistez à juste titre sur cette dialectique, que vous décrivez très bien, déterritorialisation maximale (par les instruments de communication et les moyens de paiement) et de reterritorialisation violente sur la seule chose qu'en somme l'on emporte avec soi, son propre corps.

Cependant, il n'est pas certain qu'il faille toujours vouloir réduire ces phénomènes « extrêmes » à des sortes de défense, comme l'on fait la plupart des personnes interrogées dans l'article du Monde auquel votre texte répond : c'est là une manière de psychologiser les phénomènes sociaux à laquelle nous confesserons aisément que nous tous nous cédons trop facilement, mais dont nous nous méfions. Aussi n'est-ce pas tant en termes de certitude versus incertitude qu'il faut penser tout cela.


Que le corps soit une page blanche offerte à l'inscription de nos promesses et de nos fidélités, est somme toute quelque chose de très ancien, comme en témoigne les pratiques du tatouage dans les milieux carcéraux, ou d'autres modes bien connus des anthropologues de mutilations rituelles : se vouer soi-même à une fidélité en faisant du corps la «surface d'expression» de nos signes est une pratique qui a aussi, vous avez sans doute parfaitement raison d'insister sur ce point, rapport avec les moyens de communications : l'invention du casier judiciaire est la véritable cause de la disparition du marquage des condamnés, et sans doute, l'extension du domaine « virtuel» n'est-il pas sans rapport avec le retour de ces pratiques.

Ce que nous promet votre texte cependant n'entre pas vraiment dans le cadre de cette relation dialectique entre signes et corps et moyens de production sémiotiques («média», comme on dit au journal de 20 heures). Car vous nous annoncez le moment ou les techniques de déterritorialisation seront précisément inscrites dans le corps, unique territoire encore repérable, lui-même, c'est à dire le moment où le corps dans sa réalité sera comme immédiatement emporté dans cet espace sans espacement et sans durée qu'est l'espace de communication virtuelle.

Ne pourrait-on pas parier que l'on trouvera alors d'autres modes de reterritorialisation ? Les paris sont ouverts, à vous la mise.
(...)

logofc.gifAntoine Spire
« Staccato »
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Nicolas Woerner © le Soleil se lève à l'Est - 23/01/1999 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum