Entretien avec Michel Aglietta
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Entretien avec Michel Aglietta

  Société

01/11/1998

L
  Le capitalisme, c'est la catastrophe !
es riches qui deviennent plus riche et des pauvres de plus en plus nombreux. Chaque année le PNUD délivre ce constat insuportable sans que rien ne change.
28/07/1999
L
  L'AMI, ennemi
'Accord Multilatéral sur les Investissements met en danger notre indépendence face au groupes multinationaux. Les états laisseront-ils ces groupes décider en lieu et place des citoyens?
16/12/1998
M
  Entretien avec Michel Aglietta
ichel Aglietta, spécialiste d'économie monétaire internationale répond à nos questions (exclusivité solest).
28/11/1998
D
  Vive les clonettes du célèbre clone François !
e l'avenir du clone...
Le pin's "touche pas à mon clone" est en cours de fabrication. Quel droit régira les rapports entre modèle et cloné?
14/11/1998
Michel Aglietta

Michel Aglietta : professeur de sciences économiques à l'université de Paris-X-Nanterre et conseiller scientifique au Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII), Michel Aglietta est spécialiste d'économie monétaire internationale. Il est l'auteur d'ouvrages de références :
Régulation et crises du capitalisme (1976), (Odile Jacob 1997)

La violence de la monnaie (avec André Orléan, 1984)
Entretien réalisé en novembre 1998 à Luxembourg.

Commerce électronique

SolEst : Après la mondialisation financière, les achats individuels vont également se mondialiser grâce au commerce électronique. Dans cette perspective, qu'en adviendra-t-il de taxes comme la TVA?


Une réunion interministérielle à l'échelle de l'OMC s'est réunie en octobre pour traiter des règles à appliquer. En tous cas le commerce électronique ne pourra se développer sans qu'un accord international soit intervenu.

Informer le monde

SolEst : Internet permet de diffuser des informations au monde entier. Certaines de ces informations qui étaient autrefois réservées à quelques spécialistes seront connues de tous. Sommes nous tous des "traders" en puissance?


La finance est l'activité qui produit de l'information par l'information. C'est la nature même des marchés financiers que de mettre l'information à la portée de tous. On peut même dire qu'un marché est informationnellement efficient si toute l'information pertinente pour la prise des décisions financières est connue dans les mêmes conditions de tous les opérateurs. Cela garantit qu'aucun « spécialiste » n'a un avantage sur les autres participants. Il ne peut donc pas exploiter le marché pour en tirer un profit supérieur à la moyenne d'une manière systématique. En conséquence toute l'information est contenue dans les prix du marché. Il suffit d'observer le prix, par exemple le taux de change à terme, pour faire la meilleure prévision possible du taux de change futur.

Les théoriciens des marchés financiers et les idéologues qui se gargarisent de systèmes de « feed-back », de réseaux, tombent en extase devant ce résultat qui parait être le comble de la démocratie de marché : le plus ignare des participants en sait autant que le plus grand expert puisque c'est la logique du marché elle-même qui synthétise toute l'information susceptible d'être connue.
Malheureusement cette belle logique de l'information suscite des paradoxes.
  • En premier lieu, si tout le monde sait qu'il n'y a rien à gagner à faire l'effort de rechercher une information nouvelle parce qu'elle est immédiatement disséminée, la découverte, qui est l'incitation innovatrice que le marché suscite chez les individus se tarit. Tout le monde se contente d'observer le prix. Mais il n'y a plus de contenu informationnel dans le prix s'il n'y a pas d'effort de découverte en amont. La mise à disposition immédiate et universelle de l'information tue l'information.
  • En second lieu, l'information n'est qu'un bruit s'il n'y a pas des individus humains pour lui donner un sens. C'est le travail d'interprétation mentale qui est l'opérateur entre l'information entrante et l'information sortante, laquelle est mise en forme dans des décisions, lesquelles entraînent des transactions dont ressort le prix. Les capacités humaines de représentation et d'interprétation étant irrémédiablement limitées le plus grave danger dont nous sommes menacés aujourd'hui n'est pas le manque mais le trop plein d'information. Si le flux dépasse les capacités de traitement, le crible entre l'information pertinente et celle qui ne l'est pas ne peut plus se faire. Toutes sortes de dysfonctionnements et de désordres s'emparent alors des marchés.

Panurge

SolEst : La bourse, les marchés sont dépeints comme des entités abstraites. Pour le citoyens lambda, elles apparaissent comme des êtres vivants, dotés d'un comportement autonome. Leurs réactions sont souvent incompréhensible pour nous ; comment expliquer qu'une petite phrase de Serge Tchuruk puisse provoquer une telle variation de l'action Alcatel. Ce sont pourtant les hommes qui donnent vies à ces entités.

Comment expliquer leurs comportements grégaires ?


Mimétisme

C'est largement l'effet des paradoxes de l'information. Le mimétisme est parfaitement rationnel. Un participant au marché doit faire des anticipations en interprétant les informations qui lui parviennent. Il sait que l'univers incertain dans lequel il se meut ne peut pas lui donner une confiance absolue dans son interprétation. Il suspecte toujours les autres participants d'en savoir plus ou d'avoir un schéma de représentation plus pertinent du processus stochastique qu'est l'évolution d'un prix d'action ou d'une devise. Il est tout à fait normal qu'il combine dans son anticipation ce qui provient de son propre jugement et ce qui provient de l'imitation d'autrui. Toutes les techniques chartistes sont des mises en forme de l'imitation. La raison de ce comportement du point de vue individuel est évidente : si mon concurrent en sait plus que moi je ne perd rien puisque tenir compte de son opinion revient à me fonder sur mon propre jugement.

Ainsi l'imitation est le processus par lequel l'information se dissémine. Mais comme il a été dit plus haut, le processus est paradoxal. Si l'ensemble des opérateurs perdent complètement confiance dans leur propre jugement (ce qui s'est passé après le défaut Russe du 17 août), l'imitation devient la force exclusive de la dynamique des prix. Le mimétisme se transforme en panique, contagion collective. Les marchés ne peuvent alors plus s'équilibrer. Seule l'intervention d'une autorité extérieure, un prêteur en dernier ressort (en l'espèce la réserve fédérale des Etats-Unis) peut redonner des repères aux participants affolés des marchés.
La est la beauté du paradoxe : dans les marchés financiers l'ordre et le désordre sont infiniment proches.

Alcatel

Ce cas résulte du divorce entre les pratiques françaises du secret et les exigences de transparence des actionnaires institutionnels anglo-saxons qui exercent maintenant la gouvernance de plus du tiers de la capitalisation boursière française. Ces actionnaires n'ont aucun attachement avec les entreprises. Ils ont des portefeuilles diversifiés d'actions qu'ils réaménagent en fonction de l'écart entre les résultats des entreprises et les critères qu'ils ont fixés.
Alcatel avait dissimulé que ses profits trimestriels allaient être en baisse, au lieu de prendre les devants et d'en expliquer les raisons des le début de l'année 1998. Lorsque cette pratique fautive a été révélée il est logique que les actionnaires institutionnels aient d'un mouvement collectif sanctionné non pas la baisse des profits, mais le manquement à l'éthique de la gourvernance.

Régulation

SolEst : L'approche systémique préconise une boucle de rétroaction afin de réguler le fonctionnement d'un système. Le libéralisme tel qu'il se pratique depuis une quinzaine d'années a institué le marché comme boucle de rétroaction. On constate qu'il a laissé croître une bulle financière sans réagir. Quels pourraient être les régulateurs de ce système?


S'il y a bulle financière, c'est justement qu'il y a anomalie du marché . Les marchés ne sont pas auto-régulateurs au sens où ils ne révèlent pas des valeurs fondamentales objectives en tous temps. Parce qu'ils sont mûs par des individus animés par l'appât du gain, opérant en incertitude et interagissant mutuellement, la dynamique des marchés peut être auto-réalisatrice. Il en résulte des vagues spéculatives qui les caractérisent de manière récurrente depuis des siècles. Internet n'introduit rien de nouveau. Les spéculations boursières et immobilières contemporaines suivent exactement la même logique que celle du prix des tulipes hollandaises en 1637 ou des titres de la compagnie des Indes qui a détruit le système de Law en 1720. Ce qui est nouveau, c'est la réponse des banques centrales. Nous avons vu cet été une formidable capacité de réponse de la réserve Fédérale en tant que prêteur en dernier ressort du système financier international : d'abord en intervenant sur le yen le 17 juin, ensuite en organisant l'engagement des banques créancières de LTCM pour une résolution ordonnée de la faillite, enfin en décidant à la mi-octobre une baisse inopinée des taux d'intérêt à court terme. Toutes ces interventions ont été faites pour stabiliser les marchés soumis à des mouvements à sens unique empêchant tout équilibrage.

Au delà du rôle de pompier , il y a celui de l'architecte, c'est à dire l'imposition de règles de comportement appuyées par une suspension des principaux acteurs (banques d'affaires et grandes commerciales) pour empêcher les prises de risque non couvertes par des fonds propres suffisants. C'est aussi la prudence dans la libéralisation financière des pays émergents et la définition de régimes de change moins rigides, car le maintien de taux de change fixes avec le dollar pour de nombreuses monnaies a été une cause essentielle de spéculation qu'a entraîné des mouvements de capitaux excessifs d'abord à l'entrée puis à la sortie. En ce domaine prudentiels, tout ou presque reste à faire.

Finance

SolEst : La finance a-t'elle sa place dans les sciences économiques ou dans les sciences humaines (« molles ») ?


Je ne comprends pas cette question. La finance est évidemment partie intégrante de l'économie. C'en est même la partie la plus mathématisée parce qu'on y dispose de données statistiques longues et à haute fréquence permettant de construire des modèles de simulation. Cette modélisation progresse avec l'ingénierie financière du point de vue micro-économique, avec les besoins des banques centrales pour conduire la politique monétaire du point de vue macro-économique.

Mais toute l'économie tend à devenir une science de la simulation, au fur et à mesure où la valeur n'est plus conçue comme une substance réelle, mais comme un processus de traitement d'information conformément à un langage formel : la monnaie. La finance est le système nerveux de l'économie, car les marchés financiers font des paris sur les paris qui sont confrontés sur les autres marchés. La finance simule les opérations abstraites des autres marchés. Son inclination à l'auto-référence vient de sa logique : celle d'un immense système de calcul.


Comité de rédaction © le Soleil se lève à l'Est - 28/11/1998 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum