Le mariage de mon frère
home / CCV / Prix de la nouvelle 2001 /
Le mariage de mon frère

Nouvelles 2001


A
  Le voyage en Egypte
imé Crampon épluchait les pommes de terre du déjeuner quand la clochette du portillon retentit. C'était le facteur. Une lettre. Qu'est-ce qu'on lui voulait encore ? Il se leva sans enthousiasme...
30/06/2001
M
  Le mariage de mon frère
on frère se marie aujourd'hui. Il épouse Valérie, qu'il ne connaît pas depuis très longtemps. C'est l'amour fou, alors ils se sont dépêchés, ça les a pris comme une énorme envie de bonheur...
30/06/2001
D
  Histoire pas très morale...
’abord les présentations :
Le guide, c'est Nicolas. Vingt-quatre ans, yeux clairs, sourire inimitable, teint hâlé, musculature impressionnante, idéaux intacts. Magnifique spécimen de...
30/06/2001

Mon frère se marie aujourd'hui. Il épouse Valérie, qu'il ne connaît pas depuis très longtemps. C'est l'amour fou, alors ils se sont dépêchés, ça les a pris comme une énorme envie de bonheur gonflé de musique grandiose, de fleurs dégoulinantes de parfum, d'alliances bourrées de brillants. C'est magnifique. Ils ont choisi le 15 août, parce que c'est férié en général, et là, ils ont eu un pot pas possible, parce que pratiquement tous leurs invités sont venus. Ils sont tous là, très satisfaits, sur la parvis de Sainte-Thérèse, au lieu de périr d'ennui sur leurs rabanes devant l'océan hostile. En plus il fait beau, bleu, étouffant, un vrai temps de 15 août, quelle chance. Tout le monde est bien reposé et bien bronzé. Sauf moi. Moi, je suis revenue de l'île de Bréhat exprès pour constater la supériorité climatique de la Lorraine sur la Bretagne, surtout quand il s'agit de mariage. Je serais bien restée là-bas, ça devenait calme et frais et la maison de mes copains ouvre ses volets rouges sur le large, mais j'aurais déclenché le genre de typhon familial dont je préfère me passer. Mon frère aussi, ça fait vingt-six ans que je préfèrerais m'en passer, mais je n'ai pas la haine assez tenace pour rater ses noces. D'autant que d'ici trois-quarts d'heure, je serai le témoin officiel de son égarement.

Le spectacle est digne d'une représentation d'Aïda entre les pattes du Sphinx. Mon frère et Valérie ont mis le paquet. Ils ont voulu l'église, les grands orgues, le défilé bien ordonné dans l'allée, tout y est. Mon frère est apparu au bras de notre mère extatique. Valérie suit, menée par Papa. Son père à elle a disparu il y a une dizaine d'années; en emportant la voiture qui pourtant aurait pu être bien utile à sa femme affligée de trois filles. On ne les a jamais retrouvés, la voiture et lui, et jamais sa femme n'a eu le moindre début de semblant d'explication. Au bout de dix ans, elle est toujours mariée à cet homme qui, si ça se trouve, assume joyeusement sa polygamie quelque part au soleil. Ou alors, il ricane tout aussi joyeusement au fond d'un marigot.
Valérie est somptueuse. Elle n'a pas molli sur la dentelle, on la dirait montée en neige. Vu la chaleur qu'il fait, je me surprends à imaginer sa liquéfaction en un sirop épais et immaculé, renvoyant sur l'autel les rais de lumière tombant des vitraux. Je dois avoir un sourire en coin inapproprié, parce qu'à ce moment, ma mère, qui vient de me rejoindre, me décoche un de ses regards assassins. Déjà, je l'ai mise en rogne ce matin en arrivant dans mon ensemble noir très chic. Elle a manqué défaillir et a passé un très, très long moment à vouer aux gémonies le mauvais esprit qui me pousse, entre autres, à choisir une tenue de deuil pour le mariage de mon frère. Car un mariage c'est gai, au cas où ça m'aurait échappé, et ça appelle par la force des choses de la couleur, de la clarté, et au moins un effort de ma part . J'ai laissé s'éteindre l'ire maternelle, à laquelle franchement je m'attendais. Ma mère ne s'est jamais remise de mon abandon officiel et définitif des jupes à volants dont elle m'affublait depuis l'enfance. J'étais une charmante petite fille selon son cœur quand un cataclysme pubertaire eut raison de ma grâce.

Une acné rebelle dévora mon visage et mes trais subirent une transformation architectonique. Mon nez s'allongea, et dans une évidente recherche d'équilibre, ma mâchoire inférieure, auparavant affligée d'un très discret prognathisme, s'avança plus qu'il n'est admis dans les canons actuels. Quinze kilos de lard rebelle à tout régime vinrent se poser en des sites rédhibitoires de mon anatomie. A cette époque, j'optai pour l'uniforme du lycée, jean et pull-over informes, ce qui m'arrangeait bien. Je me rendis compte à peu près à la même période que mes camarades filles m'émouvaient au plus haut point, alors que je ne voyais dans le mâle cheptel de ma classe que de judicieux et incontournables adversaires de baby-foot. Je choisis diplomatiquement de taire mes inclinaisons saphiques et noyai ces instincts coupables dans des études acharnées. Ma mère versa des larmes de frustration, plus âpres à mesure que passaient les années et que je me complaisais - pour cause - dans un inacceptable célibat. Elle ne comprit jamais mon entrée à l'Ecole du Louvre, elle pour qui l'art suprême consistait en un chromo de Taormina, coup de cœur de son voyage de noces. Jamais elle ne sut combien était important pour moi le fait de vivre entourée d’œuvres d'art, de passer mes journées dans le sublime, moi qui chaque matin quittait mon domicile avec un regard pour mon reflet contrefait. Et lorsque je décidai de me consacrer à la restauration de tableaux, je ne parvins à lui expliquer quel plaisir j'avais à doucement, minutieusement, rendre le Beau encore plus beau.

Fort heureusement, mon frère combla les attentes maternelles. Séducteur dans la moyenne, il présenta juste assez de demoiselles à nos parents pour déclencher quelques vagues d'excitation pré-matrimoniales, vites oubliées. Finalement, il décrocha son CAPES quasiment en même temps qu'il rencontra Valérie, maître auxiliaire dans le lycée où il faisait ses armes d'enseignant en Histoire-Géo. Et le voilà tout béat aux côtés de sa resplendissante pâtisserie, ma fraîche belle-sœur, se dirigeant vers la sortie de ce lieu saint qui a le mérite d'être tempéré, afin de recevoir l'onction des trente-cinq maudits degrés Celsius qui règnent sur le parvis et d'infliger à toute l'aimable compagnie une séance de pose en plein cagnard. Qu'est-ce que j'étais bien sous le crachin de Bréhat.

Nous voici au restaurant. Je vous épargne la description du véhicule triomphal des mariés et de la symphonie en klaxon majeur venu combler les penchants mélomanes des passants (et des occupants de la maison de retraite, et de ceux de l'hôpital). Il y a même un invité qui s'est donné bien du mal à monter une potence sur son quatre-quatre et à y accrocher la représentation schématique du jeune couple, sous la forme de deux grossiers épouvantails dotés au bon endroit de leur sexe respectif et adapté, titanesque, en relief et quadrichromie. J'ai fait semblant de pouffer pour faire plaisir à l'assemblée globalement tire-bouchonnée par cette initiative désopilante.

Nous mangeons, donc. La chaleur est accablante, comme le brouhaha qui tient lieu de conversation. J'ai décidé de picoler, ça m'aidera sans doute à paraître conviviale et enjouée et à peut-être accepter de me joindre à la chenille qui va démarrer, c'est sûr, j'ai vu le disque sur la table du disc-jockey. Oui, il y a ça aussi, un disc-jockey, une sono pachydermique, une boule à facettes qui tourne, c'est un mariage, on va danser, ça nous réchauffera un peu, quelle bonne idée. Je remplis mon verre de rouge et fais de même avec celui de mon voisin de droite qui n'a pas l'âge, mais bast, ça lui fera un souvenir. Mon voisin de gauche est un petit monsieur déjà âgé qui s'est jusqu'à présent obstiné à garder son veston et à m'entretenir de charmantes platitudes. Quand je me tourne vers lui pour le servir, je m'aperçois qu'il tente vainement d'arracher sa cravate tout en proférant d'inquiétants gargouillis. Il est livide, ce qui détonne au milieu des faces rubicondes des convives. Je cerne rapidement le problème, m'empare du
téléphone portable que j'avais emporté dans l'espoir pervers qu'il sonnât pendant la cérémonie, et compose le 15. Me remémorant de très lointains cours de secourisme, j'allonge le monsieur sur le sol et m'active frénétiquement dans l'attente du SAMU. Evidemment pas un des invités n'a eu la bonne idée ne serait-ce que de rater médecine. Je fais tout ce que je peux, mais le brave homme ne me semble plus bien vivant quand arrivent les secours. J'essaie de faire bonne figure, l'air confiant, ça va aller, je lui dis même au revoir, au petit monsieur, et je lui tiens la main jusqu'au véhicule médicalisé. C'est parce que c'est le mariage de mon frère, donc jour de fête, et qu'avec mes vêtements noirs, en plus, je ne veux pas trop avoir l'air d'un oiseau de mauvais augure, alors je fais comme si tout se passait à merveille, la vieille pompe a eu une défaillance passagère, mais bon, c'est reparti, pas de panique, la science fait des miracles, même si là il n'y a franchement pas besoin d'un miracle, et maintenant, buvons... Ça
fonctionne à peu près, ou alors tout le monde se tient le même raisonnement, et voilà qu'on me félicite, qu'on me loue, qu'on fait de moi le héros du jour, toute la noce veut me voir, me détailler, me toucher, et vous êtes médecin, et vous êtes infirmière, et bravo, vraiment, sans vous... Je prétexte une fatigue subite, contrecoup légitime de l'événement, pour sortir faire quelques pas au calme dans le patio du restaurant. Une voix, derrière moi, s'informe : "Et votre portable... c'est quelle marque ?".
Je me retourne et me trouve face à un modèle de Rossetti, petite sœur improbable de la mariée.. Ce choc esthétique survenant sur une allée irrégulièrement pavée me coûte en un instant le talon de mon escarpin gauche et l'intégrité de la cheville homolatérale. La jeune femme se précipite pour m'aider à me relever, je lui tends alors mon portable.
- Pas la peine. Rappeler le 15, voulez-vous ?

Elle est restée avec moi jusqu'à l'arrivée des ambulanciers, et au moment où ils refermaient les portières sur moi, a sauté dans le fourgon.
- Je t'accompagne.
Regard. Sourire. Oh la la...

Pour des raisons qui m'échappent encore, l'évocation du mariage de mon frère est devenue, à l'initiative de ma mère, un des grands tabous du cercle familial. Bannie du même cercle suis-je également. Ma mère me tient pour responsable du désastre de cette journée, comme si j'avais été la huitième fée du banquet - vous savez, la vieille moche frustrée qu'on a oublié d'inviter - comme si j'avais provoqué la rage solaire du 15 août et le décès intempestif du petit monsieur gentil, qui se trouvait être le parrain de Valérie. Je l'avais pourtant virtuellement sauvé, le temps que tout le monde satisfît ses entrailles et éliminât ses toxines en dansant jusqu'à l'aube, sans honte ni remords, avant de s'enquérir auprès du service de réanimation de l'état du bon parrain. On ne m'a pas remerciée pour cet excès de délicatesse. On m'a aussi reproché l'arrachage inopportun de mes malléoles ; quand à l'enlèvement de la belle-sœur du marié... Moi, j'ai trouvé que c'était un beau mariage ; pour une fois, je ne me suis pas ennuyée, et s'il n'y avait que ça pour que la cote d'amour de mon frère remonte dans les limites du raisonnable, eh bien, ça pourrait suffire. Mais il a envers moi les même griefs que notre mère, assortis de son ressentiment de beau-frère outragé depuis que j'ai eu l'audace de pervertir Béatrice, la rousse cadette de Valérie, incarnation de la pureté avant que je ne jette sur elle mon dévolu lubrique. Heureusement, Papa ne me voue pas une telle rancœur. Il vient nous rendre visite une fois par semaine. Il a toujours eu beaucoup d'affection pour moi, et je crois qu'il a un faible pour Béatrice. Nos repas du jeudi soir sont pour lui l'occasion, après quelques verres, de faire le récit "exact et non édulcoré (c'est son introduction, mais je soupçonne ce cinéphile acharné de l'avoir quelque peu détournée) du mariage de son fils, exercice oratoire délectable qui nous plonge tous les trois dans un abîme d'hilarité. Au fil des semaines, Papa a choisi les mots, ménagé ses effets, aiguisé le propos, peaufiné les termes. Vous allez voir qu'un de ces jours, il va en faire un roman.
Laura Kuster © le Soleil se lève à l'Est - 30/06/2001 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum