La petite robe de couleur
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La petite robe de couleur

Nouvelles 1999


M
  Mort apparente
on grand-père est mort comme il a vécu. D'un seul coup. Sans demi-mesure...
12/06/1999
C
  La petite robe de couleur
e matin le froid tire sur la peau des visages et des nervures bleutées jouent comme des guirlandes de Noël...
12/06/1999
I
  Clés pour les enfants perdus
ci c'est l'enfer, mais je vais bientôt aller au paradis. C'est le commandant Hassad lui-même qui nous l'a dit...
12/06/1999
1ier prix d'honneur, prix littéraire « Gaston Welter » 1999

Ce matin le froid tire sur la peau des visages et des nervures bleutées jouent comme des guirlandes de Noël à égayer les faces des habitants de Sara, petite ville au coeur des banlieues, où l'on accroche comme des wagonnets toutes les races du monde.
On tresse ainsi un beau collier de chair et la peau de l'air se tanne de toutes les couleurs de la terre, lorsque le soleil fleurit et que chacun goûte à sa faim.
Et puis l'on ne compte plus... La mémoire s'oublie les chaînes.
Et l'on étrangle les cous les plus solides, lorsque le froid mange les couleurs et qu'il serre un peu plus l'argent au fond de la main.

Au coeur de Sara, il y a les Quatre Chemins, le fermoir de ce collier où viennent s'accrocher toutes les peaux de la terre, les peaux brunes et torrides des Antilles, les peaux de l'Afrique panachées de noirs et de soleil, les belles jaunes lisses de l'Orient avec leurs traits tirés aux ciseaux comme sculptées dans un masque et les blanches de l'Europe où le sourire du soleil leur fait comme des yeux dans la neige.
Les peaux sous la lumière, au début lorsqu'elles se rencontraient étaient si belles qu'à les regarder une petite pluie des yeux faisait naître des milliers d'arc-en-ciel au dessus des trottoirs.
Et puis l'on a déversé ces corps en marche dans les rues et l'on a poussé dans les dos de toutes les couleurs et quand il n'y a plus eu de place à terre, on a créé les hauteurs. Coups de collier, l'homme mord dans le cou de l'homme et lui arrache de sa langue, la langue de sa chair.

Aujourd'hui, les immeubles comme des cabanes étranglées s'empilent jusqu'à s'empaler dans le ciel qui, essoufflé, ferme son couvercle d'acier sur la tête des peaux écrasées.
Toutes les races du monde dans des grandes marmites. Et aux pieds des marmites, l'allumette sur le gaz, le sexe dressé sous la robe, les cafés et dans les cafés, l'alcool.
L'alcool brûle les lèvres de celui qui veut dire je t'aime.
Muselé dans l'ivresse l'homme est un chien édenté qui ne peut plus aboyer son amour.

La sirène de sa gorge s'éteint lorsqu'il tombe son corps dans la fosse des trottoirs et qu'il bave sur le sol ses chagrins en écume blanche. Devant les bistrots sur la plaque d'ombre les hommes et les femmes terminent la nuit, abandonnés.
Des corps de chair fondent sur le bitume et s'oxydent dans la chapelle noire, les bancs sont retirés, il n'y a que chaussée et trottoirs, râles et souffles assiégés par le fantôme de la douleur, cantique de la brûlure qui se consument en un long cierge de déboires, dans la nuit glacée. Et puis... les dernières secousses... et enfin la paix avec soi quand meurt sur les trottoirs, l'ivresse noire.

Le matin sort de la nuit, le corps travaillé par toutes ces histoires. Il a froid lui aussi, le matin. Il est seul lui aussi quand la nuit l'a quitté.
Se dressent dans celle qui s'enfuit, le sommet des tours, la tête et les yeux qui s'allument puis leurs longs bustes plantent leurs pieds sur les trottoirs et autour des Quatre Chemins, il y a les Quatre Grandes Tours.
Ce matin, le froid tire sur la peau, il pince sous les yeux le sel des larmes, il congèle dans les ventres les crampes de la vie qui s'éveille, il cautérise les plaies du coeur, ... de l'éther posé sur les yeux de la mémoire.

Et puis il n'en peut plus, le matin, il est perdu, infirmier il s'épuise dans cette vaste infirmerie.
Au bout de son voyage, du sang sur les lèvres, la nuit tremble au petit jour, lorsqu'elle croise son amant. Elle passe son temps à soigner ses plaies. C'est un immense brancard qu'ils soutiennent de leurs reins.
Et puis c'est le trop plein, le trop tard, le trop cuit.
Dans les grandes marmites, ça se liquéfie, sur les trottoirs, ça se durcit.

Attention dans le chaud froid tu vas prendre mal et voilà, une détonation résonne dans le ciel de verre et des morceaux de cris retombent sur les Quatre Chemins.
Une étoile s'est décrochée et les branches brisées répandent un peu de givre du sang des Dieux.
Une petite fille descend du ciel de la tour, pas à pas dans le rouleau des escaliers, elle pousse la porte comme on pousse un ventre qui retient la vie, s'avance sur l'un des Chemins et pose ses pieds nus dans les éclats de givre.

L'homme s'écroule au coeur de ces quatre routes, il avait voulu retenir les quatre branches du monde, peut-être avait-il voulu se signer ?
Ses bras, ses jambes se sont déchirés quand les quatre sangles du ciel ont rompu.
Quatre balles de revolver ont sifflé à l'unisson et ont troué les quatre points cardinaux de la tête de l'homme.

Une balle blanche lancée par les dents du patron du café qui crie faillite, une balle jaune pleurée par les doigts de celui qui tisse jour et nuit des vêtements pour couvrir le monde, une balle noire vomie par la bouche de celle qui pond les enfants à la queue-leu-leu et qui n'en peut plus de gémir, une balle rouge saignée par les yeux de celui qui garde épinglé à sa poitrine le scalp de son grand-père et qui ne peut plus retirer sa chemise. L'homme est tombé tout d 'abord à genoux, puis son corps mouillé de sang a glissé sur le trottoir, en croix.
La petite fille s'approche, elle le connaît.

Tous les gens du quartier ont tissé un grand collier autour de l'étoile décrochée, brisée avec à son coeur, le coeur de l'homme allongé. La croix des Quatre Chemins s'est vidée de son sang.
Cet être est posé sur le sol comme on pose l'être qu'on a aimé sur le lit de la mémoire. Nu, vide, blanc laissé sans chair dans ses marques de papier. Son corps flotte son vide et sa chemise blanche joue à la transparence.
La petite fille approche sa joue de la joue de I 'homme et serre la lumière dans ses bras. Elle tourne ses yeux noirs dans son regard à lui et sourit.
Le visage de l'homme brille et ses yeux clignent la vie qui s'est éclipsée.
La petite fille à la peau jaune, aux joues rouges, aux cheveux noirs, quitte sa robe d'étoffe multicolore pour la poser sur les yeux de l'homme au corps blanc.
Nue comme un ver, elle fige dans la glace tous les regards.

Elle tient tout le jour dans ses mains serrées les mains de l'homme qui est parti. Il se fait un long silence. Et la nuit tombe sa marque blanche sur la peau des Quatre Chemins.
La petite fille grelotte, personne ne bouge, toutes les races du monde sont là. Au blanc de la nuit elle dit : « Vous savez, je le connais très bien, et il m'a dit : « Un jour, je te montrerai ce que j'ai sur le cœur », que l'on m 'apporte une bougie et des allumettes ».

La petite fille s'agenouille aux pieds de l'homme et fait fondre la cire en déchirant la nuit de la pointe de soufre.
Elle déboutonne les trois premières clés blanches de la chemise, la lumière tangue sur la poitrine de l'homme et en approchant les larmes de la bougie, elle lit : « On aurait pu tous s'aimer », les mots gravés au coeur d'une bouche qui rit.
Elle reboutonne la chemise et souffle la bougie. Et le jour ouvre ses paupières toutes blanches, un fin manteau de neige a recouvert le corps de l'homme et son étoffe multicolore.

On devine dans la croix blanche, les petits pas disparus de l'enfant descendue du ciel de la tour. Les hommes de couleurs s'approchent du corps, retirent la robe des yeux de l'homme et voient sur le bout de son nez, une petite goutte de sang qui brille.
Tous les visages, alors, s'ouvrent en un et la voix chaude de lumière entame un : « C'est pour rire, c'est pour rire », pendant que fond la neige sur la petite robe de couleur.
Alain Batis © le Soleil se lève à l'Est - 12/06/1999 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum